Marseille, pas qu’un «Bronx méditerranéen»
France
Treize règlements de comptes depuis le début de cette année. La ville se débat avec ses démons. Mais elle a aussi entrepris une formidable mue culturelle

Marseille, pas qu’un «Bronx méditerranéen»
France Treize règlements de comptes cette année. La ville se débat avec ses démons
Elle a aussi entrepris une formidable mue culturelle
Au port de l’Estaque, des plaisanciers prennent l’apéro sur le pont de leur voilier. La carte postale est si belle qu’on se croirait dans un film de Robert Guédiguian. A l’«impasses de la Sardine» et autres ruelles aux noms pittoresques, aux jolies façades pastel bordées de lauriers roses s’ajoute encore cet été l’une des fiertés de Marseille: une navette maritime qui relie le Vieux-Port à cette enclave résidentielle des quartiers nord. On en oublierait que c’est au cœur de ce paradis touristique qu’un jeune de 25 ans a été criblé de balles la semaine dernière. Il était connu pour trafic de drogue. C’était le treizième règlement de comptes de l’année dans la deuxième ville de France, qui s’est taillé une réputation de Bronx de la Méditerranée.
Jonathan, médiateur social, finit sa journée avec trois autres animateurs. Son job: occuper les gosses pendant les vacances. Le reste de l’année, faire le lien entre le collège et la maison. «Des règlements de comptes, il y en a toujours eu, s’agace-t-il. Mais il faut éteindre la télé. Marseille, ce n’est ni ce qu’on voit dans Enquête exclusive ni ce qu’on nous montre dans Plus belle la vie.» Au bout d’un temps, l’animateur, qui vient d’une cité voisine, confie pourtant: «J’ai plusieurs copains qui sont tombés dans des fusillades…»
Il y a quelques jours, le gouvernement s’est déplacé en nombre (six ministres!) pour annoncer de nouveaux renforts policiers. «Ça ne suffira pas», estiment trois agents de la police des chemins de fer qui protègent la gare de l’Estaque. Explosion des incivilités et des agressions: ils vivent la délinquance au quotidien. Tous trois sont originaires de Marseille, tous trois ont quitté la ville pour des villages éloignés. «Pendant la semaine, vous interpellez des gens. Et le week-end, vous les croisez quand vous êtes en civil avec votre femme et vos enfants au supermarché. Je ne vous fais pas de dessin.» Ils ont fini par céder aux intimidations.
Le ministre de l’Intérieur, Manuel Valls, a beau brandir des chiffres encourageants: une diminution de 14% des atteintes aux personnes, une baisse de 20% des cambriolages. Ces statistiques laissent les Marseillais sceptiques. Samia Ghali, sénatrice et maire socialiste de deux arrondissements sensibles, réclame depuis un an le renfort de l’armée. Le gouvernement a balayé sa proposition mais elle n’en démord pas. «Il faut un plan Marshall. L’insécurité ne résume pas tout. Il y a aussi un immense retard dans les transports, l’éducation, le logement, les équipements. Marseille, c’est trente ans de ghettoïsation.» Et un chômage qui atteint jusqu’à 50% dans certains quartiers.
Sociologue marseillais, Jean Viard connaît par cœur le ballet des petits trafiquants. «Les villes portuaires ont toujours été des foyers de délinquance. Relisez Dickens, avance-t-il. Le problème de Marseille, c’est qu’à l’inverse de New York, de Londres, de Hongkong ou de Shanghai, elle n’a pas encore achevé sa mutation. Et puis, ce n’est pas une ville capitale. Paris l’a un peu délaissée. C’est frappant: les gens d’ici ne disent pas qu’ils sont fiers de Marseille, mais qu’ils sont fiers d’être Marseillais.»
La cité phocéenne et le grand banditisme, c’est une vieille histoire mille fois racontée. D’ailleurs, Jean Dujardin y tourne en ce moment un film sur la French connection. Les temps ont changé mais la ville est toujours gangrenée par les trafics de drogue. Du moins dans certains quartiers (les quartiers nord), qui, à l’inverse d’autres grandes villes de France, ne sont pas situés en lointaine banlieue.
A dix minutes à peine en métro du Vieux-Port, la cité de La Rose a triste mine. Des barres d’immeubles jouxtent de petits pavillons. Les rares commerces ont baissé leurs volets métalliques. Dans un square, un gamin gare sa moto flambant neuve et s’assoit sur un banc. Mais pas question de lui parler. «Tu vois pas? J’écoute les cigales, madame!» Un vieil homme observe la scène. «Ce sont des guetteurs, dit-il. Ils gagnent cent euros par jour pour faire ça. Pourquoi voudriez-vous qu’ils cherchent du boulot? Ca leur rapporterait trois fois moins, et de toute façon il n’y a pas de travail.» Les trafiquants se font parfois descendre dès leur sortie de prison. Lorsqu’ils ont purgé leur peine, un autre a pris leur place. «Jusqu’alors, tout cela n’émouvait pas grand monde», dit Jean Viard. «Mais maintenant, ce qui fait peur, c’est que la violence s’est exportée jusqu’à la gare Saint-Charles, le Vieux-Port ou l’Estaque», poursuit le sociologue.
Car Marseille, Capitale européenne de la culture 2013, se pique justement d’acquérir une nouvelle réputation. Merveille d’architecture, le tout nouveau Mucem (Musée des civilisations d’Europe et de la Méditerranée), inauguré en juin par le président François Hollande, a déjà attiré 800 000 visiteurs, qui viennent parfois seulement pour admirer la baie sur une chaise longue. C’est cette nouvelle image de la ville que veut retenir son maire. Jean-Claude Gaudin (UMP), faconde habituelle, a le sourire. Les chiffres viennent de tomber: 4 millions de touristes cette année. «Tous les records sont battus», se régale-t-il. Alors, qu’on ne vienne pas l’enquiquiner avec les problèmes de délinquance. «C’est à l’Etat d’assurer la sécurité des personnes et des biens!» s’énerve-t-il. C’est peu dire qu’il n’a pas apprécié le sermon de Manuel Valls. «La police municipale ne vient qu’en appui. Je vais embaucher cent policiers supplémentaires, progressivement équipés d’armes non létales, et augmenter la vidéosurveillance», maugrée-t-il.
Le reste, ce n’est que de l’écume, à l’en croire. Aux titres dramatiques des journaux, il préfère citer Géo et sa jolie couverture sur «La métamorphose de Marseille». Une belle image de papier glacé pour une prochaine campagne électorale? Au mois de mars prochain, Jean-Claude Gaudin, installé depuis dix-huit ans à la mairie, briguera un quatrième mandat.
«Ce qui fait peur, c’est que la violence s’est exportée jusqu’à la gare Saint-Charles, le Vieux-Port ou l’Estaque»