Vingt-six camionnettes roulent à vive allure sur une route sinueuse des montagnes de l’Etat du Michoacan, à l’ouest du Mexique. A un croisement, un énorme pick-up recouvert d’un blindage artisanal prend la tête du convoi en guise de voiture bélier. «C’est notre rhinocéros pour forcer les barrages et les embuscades des narcotrafiquants», lâche un passager, armé d’une kalachnikov. Comme lui, une centaine de membres du «groupe d’autodéfense du Michoacan» s’apprête à libérer quatre villages de l’emprise des Chevaliers Templiers, le principal cartel de la drogue de la région.

La tension est à son comble à l’entrée des hameaux de Rancho Grande et Zapote, perdus en pleine forêt. Casque vissé sur la tête, gilet pare-balles, cartouchière en bandoulière, le commando se déploie, fusil en joue. Après un long silence, une dizaine de villageois sortent des bois pour saluer leurs «sauveurs». «La plupart des familles ont fui, car le bruit avait couru que les Templiers allaient tuer les femmes et les enfants», raconte, terrifié, un habitant de Zapote, avant de préciser que les «narcos» ont déjà pillé et brûlé des ranchs alentour. Depuis, les réfugiés sont hébergés dans la maison paroissiale de Tancitaro, à 30 kilomètres de là.

Stop aux extorsions

Le 16 novembre, dans cette ville de 7000 habitants, les milices citoyennes ont pris le contrôle de la mairie, chassant les policiers municipaux. Quelques heures plus tôt, le corps de la fille d’un riche producteur d’avocats était retrouvé criblé de balles. «Ça a été le détonateur pour dire stop aux extorsions, viols et crimes des Templiers», raconte un ouvrier agricole de 42 ans, posté avec une dizaine de compagnons à un des barrages de sacs de sable qui bloquent les accès de Tancitaro. La prise de la ville n’a pas été facile. Les miliciens ont été victimes d’une embuscade. Bilan: 11 Templiers morts et deux blessés du côté de la résistance civile. «Nous étions bien plus nombreux qu’eux», souligne-t-il.

A l’entrée de la ville, un bataillon de militaires filtre les allées et venues. «Nous empêchons les civils de passer avec une arme», explique un lieutenant qui fait partie des 5000 militaires et policiers fédéraux déployés, depuis mai, dans la région. Le 29 novembre, 1200 soldats les ont rejoints. Mais les miliciens déjouent leur vigilance en prenant des chemins de terre.

«Nous ne cherchons pas à nous opposer à l’Etat, juste à chasser les criminels», assure un coordinateur du groupe d’autodéfense, surnommé «commandant Beto». En arrivant sur la place principale de Tancitaro, ce producteur de citrons quadragénaire transmet par radio ses consignes aux troupes qui patrouillent. Ses hommes ont fait quinze prisonniers, retenus dans la mairie, où l’édile, Salvador Torrez, a repris ses fonctions. «Je suis dépassé par la situation», confie ce dernier avant de quitter les lieux, escorté par des policiers fédéraux.

La nuit tombée, l’ambiance s’électrise dans les rues de Tancitaro. Les miliciens sortent leurs kalachnikovs et allument des feux au coin des rues pour contrer les possibles attaques des «narcos». «C’est une guerre de position», explique un milicien. Les Chevaliers Templiers contrôleraient la moitié des 113 municipalités de l’Etat du Michoacan, région clé du trafic de marijuana et de métamphétamines, où l’ancien président Felipe Calderon (2006-2012) avait lancé, fin 2006, sa guerre contre le narcotrafic. En octobre, le groupe d’autodéfense a tenté sans succès de prendre la ville d’Apatzingan (100 000 habitants), bastion des Templiers. En représailles, les «narcos» ont incendié 18 générateurs, privant 400 000 personnes d’électricité.

Ces milices civiles sont nées le 24 février à Tepalcatepec, ville de 30 000 habitants. Ce jour-là, des éleveurs de bétail se sont révoltés contre les Chevaliers Templiers. Mi-secte, mi-mafia, ce groupe criminel, issu fin 2010 d’une scission de La Familia Michoacana, mène une lutte sanguinaire contre le cartel Jalisco nouvelle génération, né dans l’Etat voisin de Jalisco: 64 corps viennent d’être découverts dans des fosses clandestines à la frontière entre les deux Etats. Les affrontements quotidiens, entre les cartels, mais aussi contre l’armée ou les miliciens, ont fait 943 morts depuis le début de l’année.

«Nous sommes prêts à mourir pour défendre nos familles», souligne José Manuel Mireles, 55 ans, porte-parole du groupe d’autodéfense régional. Assis à un poste de surveillance, ce chirurgien père de quatre enfants, assure que «seul le peuple peut défendre le peuple, car les Templiers ont infiltré toutes les sphères politiques et économiques du Michoacan». Le 24 février, ses miliciens ont désarmé la police de Tepalcatepec et chassé le maire. «Nous ne sommes liés à aucun parti politique ni organisation criminelle, revendique cet homme charismatique de 1,90 m, à la large moustache poivre et sel, qui refuse de comparer ses troupes à des paramilitaires. On fait juste le travail d’un Etat défaillant avec l’appui de riches propriétaires terriens.»

L’Etat de droit «menacé»

Ses «troupes» disposent d’armes lourdes prohibées. «Des fusils récupérés sur le champ de bataille», rétorque le docteur Mireles, qui prévoit d’étendre son mouvement à l’échelle régionale puis nationale. Pour l’heure, 49 villes et villages dans 19 municipalités du Michoacan ont créé des groupes d’autodéfense coordonnés entre eux. De telles organisations existent dans dix des trente-deux Etats mexicains, selon la Commission des droits de l’homme. Pour Manuel Mireles, «l’expansion des groupes d’autodéfense révèle l’incapacité du nouveau gouvernement à réduire la violence des cartels». Un an après l’entrée en fonction du président Enrique Peña Nieto, les homicides ont diminué (17 068 assassinats), en comparaison avec la dernière année de son prédécesseur (21 755). Mais enlèvements et extorsions décollent.

«La situation dans le Michoacan menace l’Etat de droit», a réagi, le 27 novembre, le ministre des Finances, Luis Videgaray. Une semaine plus tôt, Fausto Vallejo, gouverneur du Michoacan, assurait que «les autorités ne permettront pas l’extension des groupes d’autodéfense». Mais la polémique gronde depuis que Luisa Maria Calderon, sénatrice du Michoacan et sœur de l’ancien président, a révélé la tenue d’une réunion, le 17 octobre, entre des sénateurs et des Chevaliers Templiers. L’information n’a pas été confirmée. Pour calmer les esprits, les militaires ont pris le contrôle, le 4 novembre, du port de Lazaro Cardenas, remplaçant la police, accusée de liens avec les Chevaliers Templiers.

Manuel Mireles n’en a cure. Chaque matin, il se rend à l’hôpital de Tepalcatepec, puis troque sa blouse blanche de médecin pour un gilet pare-balles. «Je m’occupe d’abord de mes patients, ensuite je fais la guerre.»