Guerre froide
Deux semaines avant l’assassinat du célèbre dissident Georgi Markov à Londres en 1978, un autre transfuge bulgare se plaint d’une étrange piqûre au dos dans le métro parisien. Son cas met Scotland Yard sur la piste des services secrets de la Bulgarie communiste. L’affaire du parapluie bulgare est née

Il vient d’avoir 85 ans cette année, mais en paraît 20 de moins. Bon pied, bon œil, il traverse à grandes enjambées le pont de l’Alma sous un soleil de plomb en ce jour caniculaire de l’été 2017 à Paris. «Il est comme ça, il faut toujours qu’il marche devant», soupire Natalia, son épouse, comme moi réduite à trottiner derrière. Je ne peux m’empêcher de fixer le dos de Vladimir: je sais que là, quelque part entre les omoplates, les médecins ont retiré plusieurs centimètres de chair dans la lointaine année 1978.
Un carré de peau dans lequel ils trouveront cette bille microscopique, la même qui, propulsée vraisemblablement par le fameux «parapluie bulgare», a tué en libérant son poison mortel le dissident Georgi Markov, quelques jours plus tard à Londres. Vladimir, lui, a survécu sans que les plus grands spécialistes qui se sont penchés sur son cas ne sachent pourquoi: est-ce grâce à sa constitution robuste, à une résistance particulière à la ricine, ou est-ce que l’engin de mort a mal fonctionné cette fois-ci?
Incroyable succession de hasards
Fidèle aux préceptes du matérialisme dialectique de sa jeunesse, Vladimir Kostov exclut bien évidemment toute intervention divine dans son salut. En revanche, il est persuadé que ce sont bien ses anciens collègues de la redoutable Darjavna Sigurnost (DS), les services de sécurité de la Bulgarie communiste, qui ont voulu l’assassiner pour le punir de sa défection un an plus tôt. Et qu’il ne doit la vie qu’à une incroyable succession de hasards. «Je suis un miraculé», dit-il.
Vladimir Kostov n’est pas qu’un miraculé: sans lui, l’histoire du parapluie bulgare ne serait pas ce qu’elle est aujourd’hui. Sans la découverte – capitale – de la bille microscopique, les policiers de Scotland Yard auraient sans doute clos l’enquête.
Par la suite, tous les membres de l’unité qui ont travaillé sur cette affaire recevront un cadeau de leur direction: une cravate sur laquelle en guise d’écusson était brodé un parapluie noir. Un signe distinctif que certains d’entre eux portent jusqu’à aujourd’hui, en souvenir d’un des plus grands mystères de la Guerre froide. «Ils auraient pu m’en envoyer une aussi», s’amuse Vladimir. Les limiers britanniques ont aussi oublié de lui rendre, au grand dam de son épouse, le gilet en mohair et la chemise qu’il portait en ce jour fatidique d’août 1978, et qui ont certainement contribué à lui sauver la vie en empêchant que le projectile ne pénètre plus profondément.
Pas des dissidents
Pour comprendre ce destin hors du commun, il faut revenir quelques décennies en arrière, dans ces années d’après-guerre où le communisme était synonyme de lutte antifasciste et de progrès social. Et, contrairement à ce qu’on aurait pu imaginer, les Kostov ne sont pas des dissidents: ils ne renient en rien leurs idéaux de jeunesse. Vladimir était un militant de la première heure, responsable du Komsomol, les jeunesses communistes, puis journaliste pour le journal du PC.
En 1960, on lui accorde un rare privilège en l’envoyant comme correspondant à Paris. Natalia est du voyage. «Je n’étais encore que journaliste», précise en souriant Vladimir. De retour à Sofia, en 1964, il devient même l’un des meilleurs commentateurs de l’actualité internationale de la presse locale. Il est le seul journaliste bulgare à couvrir la guerre des Six-Jours. Un de ses articles lui vaut les honneurs de la presse israélienne, qui salue «une voix objective» de derrière le Rideau de fer. Mais ce compliment lui vaut aussi d’être repéré par les maîtres espions bulgares. Il y reçoit une proposition qu’il ne peut refuser: «Puisque tu es aussi bon, tu vas travailler pour nous.»
Correspondant de presse
En acceptant d’intégrer la prestigieuse Première Direction principale de la DS, chargée de l’espionnage à l’étranger, Vladimir voit son destin basculer une première fois. Il se lance avec ferveur dans sa nouvelle vie. Formé aux techniques du renseignement, il gravit rapidement les échelons de la DS. Et en 1974, lorsqu’il retourne à Paris, derrière le correspondant de presse se cache un commandant des services secrets.
A l’en croire, son «boulot» est resté sensiblement le même: il s’est contenté de recueillir des infos et de rédiger des analyses. Du moins jusqu’en 1977, lorsqu’il décide à la surprise générale de demander l’asile politique à la France. Lors de la conférence de presse qu’il donne, il expliquera sa décision par l’inféodation de la DS au KGB soviétique. «J’avais l’impression de ne pas travailler pour mon pays, mais pour l’URSS», me confirme-t-il, quarante ans plus tard, après avoir brièvement consulté sa femme du regard.
Une explication peut-être un peu trop simple pour expliquer une décision aussi intime que lourde de conséquences. Non sans méchanceté, d’anciens agents de la DS continuent jusqu’à aujourd’hui à expliquer sa défection par des raisons beaucoup plus prosaïques, comme la poursuite de la scolarité de ses deux enfants à Paris.
De privilégiés à parias
Toujours est-il que la vie des Kostov change. De fonctionnaires privilégiés du régime, ils deviennent des parias. Des transfuges. En tant que tel, Vladimir trouve rapidement du travail à Radio Free Europe (RFE), financée par le Congrès américain. Mais les choses sont loin d’être simples: lorsqu’il formule sa demande d’asile, Vladimir est tétanisé à l'idée de tomber sur un agent double. Il prend d’infinies précautions, s’adresse simultanément à la France et aux Etats-Unis…
Pendant quelques jours, le couple bénéficie d’une protection policière, puis il doit se fondre dans l’anonymat de la région parisienne. Curieusement, la direction de la DS fait l’autruche pendant de longues semaines, avant de suggérer qu’il a certainement été kidnappé. La vérité est que le «Centre» ne revient toujours pas de la trahison d’un de ses meilleurs agents. «Nous vous avions à l’œil depuis le début. Mais pas un seul instant nous n’imaginions que vous alliez faire défection. Sinon, on serait venu vous voir», a confié des années plus tard un policier du contre-espionnage français à Vladimir.
Mais la DS n’oublie pas facilement. «Au printemps de l’année suivante, j’ai reçu la visite d’un journaliste de Sofia. Avant de remonter dans l’avion, il m’a avoué la véritable raison de son déplacement: il était porteur d’un message de la DS à mon intention. On proposait de me pardonner si j’acceptais de continuer à leur rendre des services. J’ai refusé catégoriquement», se souvient Vladimir.
«Comme un coup dans le dos»
La sanction ne tarde pas. Quelques semaines plus tard, son procès s’ouvre à huis clos à Sofia: il y sera condamné à mort pour «haute trahison». Et deux mois plus tard, en ce samedi 26 août un peu frisquet pour la saison, Vladimir ressent «comme un coup dans le dos» sur l’escalier roulant qui sort du métro Champs-Elysées. Il croit que des enfants s’amusent à jeter des cailloux, avant d’entrapercevoir un homme qui les dépasse et emprunte précipitamment la sortie.
«Je n’ai pas vu le parapluie. Mais je sais qu’à ce moment précis le verdict a été exécuté», dit Vladimir. Avec Natalia, ils étaient sortis se balader dans le jardin du Luxembourg ce jour-là, mais la douleur devient telle qu’ils décident de passer aux urgences. Le jeune interne qui les reçoit conclut à une piqûre de guêpe. Vladimir reste cloué au lit jusqu’au lundi, avec une forte température. Il ne croit pas à cette histoire de guêpe, mais décide de ne rien dire. D’autant plus qu’il se sent mieux: Natalia le soigne avec du lait et des compresses, comme le lui a appris sa mère.
Un autre étrange incident
Il est à l’antenne lorsqu’il apprend, le 10 septembre, la mort de Markov à Londres. Piqûre à la jambe, fièvre suivie de septicémie… Avant de sombrer dans le coma, l’écrivain a aussi raconté cet étrange incident, sur le pont de Waterloo, avec un inconnu portant un parapluie. Vladimir décide alors de rendre publique sa propre mésaventure. Scotland Yard déboule à Paris. Un chirurgien de confiance, encadré par les agents d’au moins trois services occidentaux, l’opère dans une maison de campagne. Une semaine plus tard, la justice britannique ordonne l’exhumation du corps de Markov pour une seconde autopsie: on y trouvera cette fois-ci la même bille perforée de microscopiques canaux et des traces de ricine. L’affaire du parapluie bulgare est née.
Quand Vladimir finit son récit, le soleil a disparu depuis longtemps derrière les immeubles parisiens. Il est frais comme un gardon. Les yeux de Natalia sont un peu rougis, mais c’est peut-être juste une réaction à la chaleur étouffante. Aujourd’hui, leur vie est plus que jamais ici. Leurs enfants ont superbement réussi leur carrière. Et le clan des Kostov compte déjà quatre générations qui se réunissent régulièrement dans le pavillon familial, pour le grand bonheur de Vladimir et Natalia. Ces derniers ont été à la fois acteurs et témoins d’une époque que leurs petits et arrière-petits-enfants auront certainement du mal à comprendre.
«J’aurais aussi obéi aux ordres»
«Objectivement, vous ne devriez pas être vivant», avait dit à Vladimir l’expert en poisons de Scotland Yard en 1978. A-t-il seulement pardonné à ses anciens collègues d’avoir voulu sa mort? «Bien évidemment. A leur place, j’aurais fait de même. J’aurais obéi aux ordres», m’a-t-il dit. «C’est comme ça que nous vivions», glisse Natalia, comme pour l’excuser. Puis ils agitent longuement la main avant de s’engouffrer dans la bouche de métro.