Un orchestre égaye la foule quand il n'y a pas d'intervenants. A chaque coin de rue, d'autres petits groupes grattent de leur instrument ou fredonnent leur chansonnette, sous l'œil des jeunes qui se poussent du coude, la bière à la main, dans une fraternité qu'ils n'avaient jamais ressentie. «J'avais manifesté en 1990, quand l'Ukraine voulait son indépendance. J'avais manifesté en 2001 contre la corruption. Mais je n'ai jamais rien vu de tel. Tant de gens, tant d'émotions», dit Vladimiz, un ingénieur kiévien de 50 ans. Il ne travaille plus, ou presque plus. «Je manifeste. Ma boîte me laisse faire. Elle est privée et j'appartiens à l'équipe de direction. Nous avons 20 à 30 employés. La plupart d'entre eux sont là aussi, même si on sait que si on ne produit pas, on ne gagnera rien.»
Moins insouciante, Svetlana Sedlo se rend sur la place après son travail. Cette femme médecin de 40 ans sera rejointe par son mari et son fils, et ils resteront aussi tard que le froid le leur permettra. «De toute façon, nous reviendrons demain, et plus longtemps pendant le week-end, dit-elle. Tant qu'il faudra.» Ce ne devrait pas être si long, pense-t-elle. «Le monde entier va bien se rendre compte qu'il s'agit d'une fraude. Et il nous donnera raison. Le pouvoir veut faire croire que le pays va se diviser. Je sais qu'il n'en est rien. Chaque été, je vais en Crimée, et les gens sont comme nous, fatigués de tout ça.»
Svetlana ne sait pas que la commission électorale vient de proclamer le candidat du pouvoir et de la Russie, Viktor Ianoukovitch, vainqueur de la présidentielle. La conférence de presse, a été pourtant retransmise en direct par Kanal 5, la chaîne qui soutient l'opposition. On y a vu le président de la commission électorale tenir en haleine le public médusé en égrenant les chiffres obtenus de région en région par les deux candidats avant de finalement lâcher le verdict. «Si c'est vrai, ce serait une tragédie pour moi et pour ma famille», dit Lida Tchetcherinski, journaliste de province devenue, pour le temps de l'élection, assistante d'un député et observatrice du vote.
«La fin de tous nos espoirs.»
Lida a pu voir la scène à la télévision. «Depuis l'éclatement de l'URSS, nous n'avons jamais connu une réelle indépendance. J'ai été journaliste à la télévision. Avec le président Koutchma, nous avons perdu la liberté.» La militante, qu'héberge à Kiev son fils étudiant, garde un souvenir amer de son expérience d'observatrice à Zaporojié, la ville où elle vit depuis trente ans. «Nous avons vu arriver les autobus pleins de faux électeurs munis de paquets de procurations. Certains ont même eu honte et les ont jetées. Ailleurs, nos observateurs ont été expulsés de force. Je suis du Donbass, soi-disant favorable au régime. Ce n'est qu'une manipulation. Même à Zaporojié, où la majorité des voix est allée à Ianoukovitch, il y a des manifestations. Même mes voisins russes ont voté Iouchtchenko.» Elle ne baisse pas les bras. «On croyait que la commission allait se rétracter. C'est raté. Mais on peut encore faire pression sur Koutchma pour qu'il reconnaisse que les résultats ont été faussés dans certaines régions. Et puis on peut faire un recours devant les tribunaux.» Et puis, et puis…