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A la mosquée Adda’wa: «Qui est responsable?»

C’est ici, au 39, rue de Tanger, dans le XIXe arrondissement de Paris, que le tragique destin des frères Kouachi, les tueurs de «Charlie Hebdo», a pris forme

Les deux frères, présumés auteurs de la tuerie, étaient connus des services de police. — © AFP
Les deux frères, présumés auteurs de la tuerie, étaient connus des services de police. — © AFP

A la mosquée Adda’wa: «Qui est responsable?»

Nasser s’est muré dans le silence. Au milieu des livres religieux, en arabe, de la librairie coranique Maison d’Ennour, rue de Tanger à Paris, le jeune homme esquive les questions sur le trou béant qui balafre la rue à quelques dizaines de mètres.

C’est ici, juste à côté du collège George-Méliès et à cinq minutes de la bibliothèque Claude-Levi-Strauss, que la mosquée Adda’wa («L’Invitation») recevait jadis jusqu’à 5000 fidèles chaque vendredi, dans les anciens entrepôts Bouchara, acquis en 1969 et transformés pendant presque quarante ans en l’un des plus grands lieux de culte musulmans d’Europe. Adda’wa… un nom qui plane au-dessus de la traque des frères Kouachi, et de la funeste «filière des Buttes-Chaumont» – du nom du parc tout proche où se retrouvaient ses membres – au sein de laquelle ceux-ci se radicalisèrent, avec d’autres candidats au djihad en Irak, entre 2004 et 2006.

Il ne reste plus rien de l’immense salle de prières dans laquelle Saïd, Cherif, et leur mentor Farid Benyettou, pouvaient facilement se perdre, et faire du prosélytisme, louant les exploits du très violent émir d’Al-Qaida à Fallouja, en Irak: le Jordanien Abu Musab al-Zarqawi.

En 2006, alors que Zarqawi est tué par les Américains et que Chérif Kouachi tâte une première fois de la prison à Fleury-Mérogis, au côté d’un autre caïd de l’islam radical, Djamel Beghal, ces ex-entrepôts Bouchara, insalubres, sont démolis. Seul reste, au milieu des ruines, un imam dont le rôle, dans toute l’affaire de la «filière des Buttes-Chaumont», est entouré de non-dits et continue d’intriguer. Il se nomme Larbi Kechat. Algérien, beau parleur en français et en arabe, il règne, selon des témoins «comme un gourou sur sa communauté de fidèles» qu’il persuade de se saigner aux quatre veines pour financer la construction – toujours pas achevée en janvier 2015 – d’un nouvel édifice, pour une dizaine de millions d’euros. Larbi Kechat est aujourd’hui septuagénaire. «J’ai gardé de lui l’image d’un imam modéré, pas enfermé. Quelqu’un d’ouvert», se souvient Mohamed Moussaoui, ancien président du Conseil français du culte musulman (CFCM).

«Ouvert», vraiment? Pourquoi cet imam «ouvert» n’a-t-il alors pas accepté la médiation que le CFCM, mandaté par la mairie de Paris, lui proposera plus tard pour régler des problèmes de permis de construire? Dix ans après, les langues se délient un peu. Oui, le chantier et l’association cultuelle qui en est responsable ont bien flirté avec le non-droit, au vu et au su de tous. Oui, des délinquants «au discours islamiste radical» fréquentaient bien ces parages et les préfabriqués mis à la disposition de la communauté musulmane, porte de la Villette, pour remplacer la mosquée détruite. Oui, les élus, en très bons termes avec l’imam, auraient dû prêter plus d’attention. «Cette filière des Buttes-Chaumont fréquentée par les frères Kouachi, ce n’était pas des Pieds nickelés à la sauce islam, juge un policier du commissariat local, au 3, rue Riquet. Je les comparerai plutôt à des «racketteurs religieux». Ils montraient des photos des torturés à la prison d’Abou Ghraib, sous l’occupation américaine. Ils parlaient déjà de vengeance. Des gars pas très bien organisés, mais très déterminés.»

Le destin de la filière des Buttes-Chaumont a, depuis, confirmé sa dangerosité. Un procès a eu lieu en mars 2008. Cherif Kouachi, comme Farid Benyettou, firent partie des prévenus condamnés. Retour à la case prison, cette fois à Fresnes, connue des policiers du XIXe comme une «usine à fabriquer des fanatiques». «Quand je lis tout cela, je m’interroge, explique Ahmed Wouali, l’actuel président de l’association culturelle Adda’wa, chargée de la construction de la mosquée, plusieurs fois reportée en 2010 et 2011. «Qui est responsable? Un imam qui se comporte comme un gourou? Des jeunes désœuvrés et déboussolés? Des autorités locales à l’évidence embarrassées…? Le drame de la rue de Tanger, c’est tout cela.»

Une résidente de ce quartier trés populaire témoigne. Elle sait que le grand portail vert anonyme, rue Riquet, cache la synagogue. Elle sait que désormais, les rues entre l’avenue Corentin-Cariou et le parc des Buttes-Chaumont «sont divisées par une frontière invisible. D’un côté, celles tenues par les juifs orthodoxes dont les enfants «ont déserté les écoles publiques». De l’autre, «des gamins musulmans influençables, attentifs aux tweets des djihadistes français en Syrie».

«L’histoire de ce quartier parisien, tout comme la dérive meurtrière des frères Kouachi, montre que nous avons échoué à organiser l’espace islamique», juge un proche des Services français de renseignement. Un constat partagé par Ahmed Wouali, ex-confident de l’imam Kechat avec qui il a rompu. «On est maintenant à l’aise pour parler de religion, en règle au niveau des papiers. Avant, le flou régnait à Adda’wa. La «zakat» (collecte de charité) n’était pas contrôlée. La confiance des fidèles était parfois abusée. Nous devons vivre avec ces blessures-là.»

Ils montraient des photos des torturés à la prison d’Abou Ghraib, sous l’occupation américaine

«Cette filière des Buttes-Chaumont, ce n’était pas les pieds nickelés version Islam»