Le 4 août 2020, la double explosion du port de Beyrouth, déclenchée dans un entrepôt abritant des centaines de tonnes de nitrate d’ammonium stockées sans précaution, tuait plus de 220 personnes et en blessait 6500 autres. Un an après, jour pour jour, des dizaines de milliers de Libanais sont descendus dans les rues pleurer leurs proches disparus et déverser leur colère contre la classe politique. En réponse, les contestataires ont essuyé une pluie de bombes lacrymogènes et de balles en caoutchouc.

A la veille du second anniversaire, les familles de victimes ne décolèrent toujours pas. Et depuis des semaines, un filet de fumée s’élève au-dessus du port, comme si elles n’en avaient pas encore assez bavé, qu’il fallait que les silos à grains du port, «ces témoins silencieux de ce crime contre les droits humains», comme les surnomme Cécile Roukoz, eux aussi, disparaissent. Pour l’avocate, sœur de Joseph Roukoz, décédé le 4 août 2020, l’incendie, qui a démarré il y a plus d’un mois suite à la fermentation des grains restants et des hautes températures, n’est pas un hasard: «Le gouvernement voulait détruire ce mémorial. Ils ont fait exprès de ne pas éteindre l’incendie car nous les avions menacés: s’ils veulent toucher à un seul des silos, on irait les protéger de nos propres corps», rapporte-t-elle. En avril, le gouvernement libanais avait en effet ordonné leur démolition, mais la décision a été suspendue en raison de l’opposition des proches des victimes du drame qui veulent en faire un lieu de mémoire.

Dimanche, deux d’entre eux encore debout se sont écroulés, leur structure ayant été fragilisée par le feu. Aujourd’hui, différents cortèges de commémoration sont prévus à proximité du port alors que l’effondrement de deux ou quatre autres silos de la façade nord est attendu d’une heure à l’autre. Les pompiers de la caserne de Karantina, adjacente au port, sont sur le qui-vive: «On a pris des mesures de précaution. On a des masques et si quelque chose arrive, on incitera les manifestants à directement quitter la zone», commente Michel El Murr. En août 2020, le lieutenant de 44 ans n’avait pas quitté le port avant d’avoir retrouvé un morceau de corps de chacun de ses protégés, qu’il avait recrutés et formés. Il lui avait fallu dix-huit jours et 20 kilos pour leur rendre cet hommage. Ils étaient dix à avoir disparu ce jour-là. Il aurait d’ailleurs dû partir en mission avec eux mais un rendez-vous lui a sauvé la vie. Pour lui, c’est donc «hors de question d’arrêter un regroupement des parents de martyrs. C’est à eux de prendre la décision. On ne peut pas leur dire de ne pas venir faire le deuil de leur enfant», rapporte-t-il.

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Ne jamais oublier

Pour les pompiers, ce sujet est d’autant plus compliqué que «sous les silos, il y a le camion pompier de notre caserne. On espère, s’il ne s’est pas trop désagrégé, pouvoir un jour le retrouver, le récupérer et exposer le monument dans notre département. Pour ne jamais oublier ce qui s’est passé.» La question mémorielle est sur toutes les lèvres. Ses enjeux divisent et la tension est palpable. Il faut dire que l’enquête sur les causes du drame du 4 août 2020 est suspendue depuis décembre 2021 en raison d’obstructions politiques. Pointées du doigt pour négligence criminelle, les autorités sont accusées par les familles des victimes et des ONG de la torpiller pour éviter des inculpations.

Alors les proches éplorés veulent profiter de la date anniversaire «pour s’adresser au monde entier et demander des investigations internationales car ici, la justice est totalement entravée», rapporte Cécile Roukoz. Les associations de familles de victimes ne sont pas les seules à se révolter. Mercredi, des experts indépendants des Nations unies ont appelé la communauté internationale à mettre sur pied une enquête internationale «sans délai». Pour eux, «le monde n’a rien fait pour comprendre pourquoi cette tragédie s’est produite», ont déclaré ces six experts mandatés par le Conseil des droits de l’homme mais ne s’exprimant pas au nom des Nations unies. «En ce deuxième anniversaire de l’explosion, nous sommes découragés de constater que les habitants du Liban attendent toujours que justice soit faite», ont-ils ajouté.

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