Ciblés par l’EI, les coptes quittent le nord du Sinaï
Egypte
Depuis la révolution du 25 janvier 2011, la situation s’est lentement dégradée dans la péninsule où les attaques djihadistes se multiplient contre les chrétiens

Sur les bords du canal de Suez, à Ismaïlia, l’après-midi se voudrait joyeux. Des ballons, de la musique à plein volume, un saltimbanque qui danse tel un derviche tourneur sont là pour distraire un parterre d’enfants en état de choc dans le jardin d’une auberge de jeunesse transformée en refuge. Vêtus chichement, les adultes ont le visage fermé, les traits tirés.
Ces familles coptes égyptiennes ont fui la ville d’Al-Arich, dans le nord du Sinaï, après une série d’attaques contre leur communauté: sept chrétiens ont été tués depuis la fin du mois de janvier dans cette région où sévit l’organisation Etat islamique (EI). Les mots de solidarité prononcés par une délégation d’émissaires officiels sont accueillis par des applaudissements mécaniques. Les meurtres n’ont pas été revendiqués, mais les derniers ont eu lieu après la diffusion, le 19 février, d’une vidéo de la Province du Sinaï, la branche locale de l’EI dans la péninsule désertique, qui promettait de prendre pour cible les coptes de toute l’Egypte.
«Une nouvelle stratégie»
A l’auberge de jeunesse, dont l’entrée est contrôlée par des policiers, de nombreux déplacés refusent de parler. Pour ceux qui s’expriment, l’équation est simple: vivre à Al-Arich, c’est se condamner à mort. Mais qui les aidera, se demandent-ils, eux, petits fonctionnaires, commerçants ou chauffeurs de taxi? Ils n’envisagent pas de retourner dans le Sinaï. Ou en tout cas pas «tant que l’armée n’aura pas repris le contrôle» de la région, théâtre d’une insurrection djihadiste de plus en plus violente et étendue depuis 2011, souffle une femme dont l’un des proches a été tué là-bas.
Des quelque 1000 chrétiens qui habitaient encore la ville côtière au début de l’année, une infime poignée est restée sur place – tout au plus dix familles, selon un responsable religieux. A Ismaïlia, si les autorités ont ouvert des foyers aux nouveaux arrivants, l’aide provient essentiellement d’individus ou d’organisations religieuses. A l’écart de l’agitation, assise près du canal, Nabila Fawzi Hanna, 66 ans, cheveux gris noués en chignon, porte le deuil. Son fils et son mari figurent parmi les dernières victimes des djihadistes. La veuve déroule le fil de la nuit du 21 février, une nuit effroyable: du bruit à la porte, son fils abattu par des hommes masqués, l’ordre qui lui est donné de décamper, son mari tué à son tour, la maison pillée, puis le refuge trouvé chez sa sœur.
Les coptes en première ligne
Ces morts, suivies, deux jours plus tard, par l’assassinat d’un autre chrétien devant sa famille ont déclenché le départ massif de la communauté, déjà apeurée par des incidents passés. Selon Nabila Fawzi Hanna, qui mentionne que «chrétiens et musulmans ont toujours vécu mélangés à Al-Arich, pas dans des quartiers distincts», les «terroristes» ne sont pas venus au hasard. «Ils connaissaient nos noms. Ils nous surveillaient. La plupart des chrétiens d’Al-Arich ne sont pas originaires du Sinaï, mais ils y ont fait leur vie.»
Ces attaques contre les coptes «marquent une nouvelle stratégie des groupes djihadistes dans le Sinaï, affirme Mohammed Ismaïl, chercheur sur les mouvements extrémistes au Caire. Depuis 2013 et la destitution du président islamiste Mohamed Morsi, l’armée, la police, le régime étaient les principales cibles de ces groupes. Puis les habitants accusés d’être des informateurs. Aujourd’hui, les civils sont clairement visés. Les coptes sont en première ligne, mais les musulmans subissent aussi des menaces.» Il a recueilli le témoignage d’une enseignante d’Al-Arich arrêtée par des «groupes armés» près de Rafah, aux portes de la bande de Gaza, et «forcée à porter le niqab», le voile intégral.
Dans un autre abri collectif d’Ismaïlia accueillant des familles d’Al-Arich, des militants coptes venus du Caire apportent des colis d’aide. D’autres distribuent de petites images sur lesquelles figurent les visages des sept «martyrs» du Sinaï. Un jeune père de famille, petite croix tatouée sur le poignet, regarde ces effigies avec circonspection. «Il n’y a pas de solution pour protéger les chrétiens au Sinaï, il nous faut partir», murmure celui qui se fait prénommer Misak, un pseudonyme.
Son épouse, fonctionnaire, demandait depuis 2013 une mutation à cause du danger grandissant, sans l’obtenir. «On se sentait traqués», dit-elle en éclatant en sanglots. Ses deux enfants, près d’elle, ont le regard grave. «Depuis la révolution du 25 janvier 2011, la situation s’est lentement dégradée. La police a disparu des rues. On a commencé à restreindre nos déplacements», décrit Misak. Des chrétiens quittent alors la ville. «On pensait qu’Abdel Fattah al-Sissi ramènerait la sécurité!» renchérit une autre femme, évoquant le président-maréchal élu en juin 2014.
«On ne peut pas séparer ce qui se passe dans le Sinaï du reste de l’Egypte, estime Mina Thabet, activiste copte qui s’enquiert des réfugiés malades à Ismaïlia, et qui est chargé de programme dans une ONG, la Commission égyptienne des droits et des libertés. Depuis 2013, la violence a augmenté dans tout le pays contre les chrétiens (10% de la population): églises brûlées, coptes tués… Les islamistes les voient comme des soutiens de Sissi et les tiennent pour responsables du coup d’Etat contre Morsi. Ce qui est singulier dans le Sinaï, c’est le niveau de violence depuis le début de l’année.»
Départ massif des chrétiens
A la suite du départ massif des chrétiens d’Al-Arich, le président Sissi a, une nouvelle fois, assuré que l’Egypte était déterminée à «éradiquer le terrorisme». Depuis 2014, l’armée mène une vaste offensive contre les groupes djihadistes du Sinaï, sans réussir à en venir à bout. Dans le nord de la péninsule, inaccessible aux non-résidents et où les habitants, en majorité bédouins, vivent marginalisés, couvre-feu et état d’urgence ont été imposés. Des centaines de maisons ont été rasées près de Rafah. Mais l’insurrection se poursuit malgré tout, et les attaques contre les forces de sécurité, qui paient un lourd tribut, demeurent quasi quotidiennes.
Nul, parmi les déplacés d’Al-Arich, ne remet en cause la stratégie de contre-insurrection menée par l’armée. Mais, à mots couverts, les rescapés dénoncent le manque de protection. «Qui sont les terroristes? On ne sait pas. Mais ils sont dans la ville, assure Misak, mâchoire serrée. Il n’y a pas eu de soldats ou de policiers pour protéger nos maisons.» Un jeune couple à la colère sourde confie son sentiment d’être abandonné. «Notre vie à Al-Arich s’est évanouie. C’est aujourd’hui aux autorités de nous dire où aller pour être en sécurité.»