Winston Churchill, Graham Greene, Lawrence d’Arabie et le mythique chef de la Légion arabe Glubb Pacha y avaient leurs habitudes. Bob Dylan et l’actrice Uma Thurman comptent parmi les clients fidèles. A deux kilomètres des murailles de la vieille ville de Jérusalem, l’hôtel American Colony, l’un des cinq-étoiles les plus prestigieux du Proche-Orient, est depuis 150 ans un havre de paix et une vigie unique au cœur des soubresauts de cette région du monde. Même au plus fort des tensions entre l’Autorité palestinienne et Israël – comme actuellement avec les émeutes de l’Esplanade des mosquées –, des émissaires des deux camps se sont toujours rencontrés ici pour dialoguer au bar ou dans les jardins. Toute l’histoire de ce palace est fascinante.

Lorsqu’ils débarquèrent en Palestine en 1881 pour fonder une communauté chrétienne et se reconstruire après le décès de leurs quatre enfants lors d’un tragique naufrage au large du Havre, Horatio Spafford, prospère avocat presbytérien de Chicago, son épouse Anna et leurs deux enfants ne s’attendaient pas à une vie facile. Mais ils n’imaginaient pas que l’immeuble de style en grosses pierres taillées qu’ils achèteraient aux héritiers du pacha Rabbah Daoud Amin Effendi al-Husseini, noble Ottoman qui y abritait son harem, deviendrait l’un des palaces les plus luxueux de la Ville sainte.

Conçu pour satisfaire son propriétaire fort attiré par la gent féminine, le palais du pacha comptait de nombreuses pièces ordonnées autour d’un patio ombragé et d’un luxueux jardin. Le spacieux hall d’entrée aux voûtes épaisses procure encore aujourd’hui une agréable sensation de fraîcheur. Aidés de quelques dizaines de Suédois, les époux Spafford donnèrent à leur acquisition un usage assez différent de celui imaginé par l’Ottoman libidineux. L’American Colony fut d’abord un dispensaire, une crèche et une école, ouverts aux musulmans, aux juifs, à tous ceux qui avaient besoin d’aide. Mais cette charité coûtant fort cher, la communauté accepta en 1900 l’offre d’un investisseur de transformer une partie du bâtiment en hôtel pour les touristes américains et les personnalités de passage.

Les époux Spafford voulaient en faire un lieu de tolérance et nous avons gardé cet esprit-là

Cent quinze ans plus tard, l’American Colony, 96 chambres, n’a plus rien à voir avec la pension rustique de l’époque. Avec l’urbanisation de Jérusalem, ce lieu originellement à l’écart est désormais situé au cœur de Sheikh Jerrah, l’un des quartiers les plus animés de Jérusalem-Est, la partie arabe de la ville annexée par Israël en juin 1967. L’hôtel reste la propriété des héritiers des fondateurs de la communauté presbytérienne et des Suédois même s’il est aujourd’hui géré par le groupe suisse Gauer, appelé à la rescousse à la fin des années 1970: l’affaire périclitait et les descendants d’Horatio Spafford optèrent pour une gestion plus professionnelle.

«Les époux Spafford voulaient en faire un lieu de tolérance et nous avons gardé cet esprit-là.» Thomas Brugnatelli, 53 ans, le directeur général suisse de l’établissement est un enfant de Pully. Costume gris sur chemise bleue à col ouvert, ce manager est intarissable sur son palace: «Je travaille depuis longtemps dans le secteur hôtelier mais ici, voyez-vous, je vis une sorte d’accomplissement. Ces murs ont une âme et cela ne peut pas se fabriquer artificiellement.»

Un petit empire photographique

Thomas Brugnatelli insiste: l’American Colony n’est pas «seulement» une affaire commerciale. Certains des reliquats de l’épopée de la communauté presbytérienne sont exposés dans une aile de l’hôtel et le conseil d’administration «dépense une fortune» pour préserver ses archives historiques.

Ce trésor est niché au cœur de la «Palm house» jouxtant l’hôtel. On y trouve pêle-mêle la première encyclopédie botanique de Palestine entièrement dessinée à la main, des collections de cartes postales, et des clichés sur plaque de verre coloriés à la main, et plusieurs albums photographiques originaux. Au fil des années, les pèlerins ont ainsi construit un petit empire photographique, documentant la vie de la communauté, le quotidien de la Palestine ottomane et la visite de personnalités comme l’empereur d’Allemagne Guillaume Ier.

Le département photographique de l’American Colony s’étoffa au fil des années, missionnant ses reporters dans les pays voisins. Plusieurs clichés furent publiés dans le prestigieux National Geographic et le New York Times. Héritage de cet âge d’or, des milliers d’images sont aujourd’hui librement consultables sur le site de la Library of Congress ainsi que celui des archives de l'American Colony, et forment un témoignage visuel unique. Le curieux pourra ainsi découvrir une impressionnante série de stéréogrammes, ces photographies du début du siècle conçues pour être regardées en trois dimensions grâce à une visionneuse spéciale, une révolution technologique à l’époque.

Confidence aux urinoirs

Hôtel des pèlerins en Terre sainte, l’American Colony devint après-guerre celui des journalistes étrangers, venus nombreux couvrir le conflit du Proche-Orient. Peu avant les Accords de paix d’Oslo en octobre 1993, les reporters pouvaient observer les négociations secrètes entre les représentants de l’OLP, alors considérée par Israël comme une «organisation terroriste», et les émissaires du premier ministre Yitzhak Rabin. En août 2001, au milieu de la deuxième Intifada et suite à un attentat suicide, le gouvernement d’Ariel Sharon ferma la Maison d’Orient, la représentation officieuse palestinienne. Sans bureaux, sans téléphones, sans ordinateurs, leurs employés se replièrent sur l’American Colony voisin où ils erraient, désœuvrés, en racontant leurs malheurs aux correspondants de la presse étrangère et aux diplomates européens.

En 2001, c’est ainsi dans les urinoirs de l’hôtel que l’auteur de cet article se souvient avoir croisé Fayçal al-Husseini, figure historique du mouvement national palestinien et représentant officieux de l’OLP à Jérusalem. Méfiant à l’égard des journalistes, l’homme avait la réputation de ne pas être loquace. «Comment voyez-vous l’avenir du processus de paix? Pensez-vous que l’Intifada durera longtemps?» lui avions-nous demandé, pensant que les pissotières, fût-ce celles d’un cinq-étoiles, n’étaient pas forcément propices aux confidences politiques. Une erreur. «La paix existera peut-être un jour mais je ne serai plus là pour la voir», avait-il confié. Il ne croyait pas si bien dire: il décéda un peu plus tard d’une crise cardiaque.

Des personnages à la John Le Carré

Pour le visiteur, il y a plusieurs façons de séjourner à l’American Colony. La première option est celle du touriste ordinaire, avec séance de bronzage autour de la piscine et excursions. La deuxième permet sans bouger de plonger au cœur de l’actualité proche-orientale: il faut savoir observer certains pensionnaires, des personnages tout droit sortis d’un roman de John Le Carré – intermédiaires soupçonnés de travailler pour la CIA, avocats internationaux, lobbyistes, «hommes d’affaires» aux activités obscures. Il faut aussi laisser traîner ses oreilles autour du patio fleuri de l’hôtel où de nombreux diplomates, ministres de passage et coopérants internationaux déjeunent en refaisant le monde. C’est dans le lobby que tout se passe. Et le soir au bar, fréquenté aussi bien par des figures de l’Autorité palestinienne que par des personnalités israéliennes tel Yaakov Perry, l’ancien directeur général du Shabak, la Sûreté générale israélienne, devenu député centriste d’opposition.

Outre les touristes aisés venus passer quelques nuitées, parmi lesquels un nombre grandissant de Chinois et d’Israéliens, l’American Colony accueille aussi des hôtes à l’année. Lorsque Thomas Brugnatelli a pris ses fonctions en 2012, Tony Blair devenu émissaire du Quartette (Nations unies, Union européenne, Etats-Unis, Russie) pour le Proche-Orient et onze membres de son staff venaient de quitter l’établissement où ils avaient occupé tout le quatrième étage et une partie du parking durant quatre ans.

La fin de l’âge d’or

Ce départ marqua la fin d’une époque bénie pour l’American Colony: celle où il ne désemplissait quasiment jamais. Les temps sont devenus plus durs et la mentalité des consommateurs, moins demandeurs de ce luxe un peu rétro, a changé. En raison des restrictions budgétaires, les délégations officielles se font donc moins nombreuses. Quant aux médias, surtout les chaînes de télévision américaines qui y logeaient des équipes pendant plusieurs semaines, ils ont trouvé des alternatives moins onéreuses. L’établissement a dû baisser le prix de la nuitée à 300 dollars en moyenne. Il a également réduit le personnel – des Palestiniens tous trilingues arabe-anglais-hébreu – de 140 à 120 personnes.

Lorsque Thomas Brugnatelli a reçu Le Temps, la crise de l’Esplanade des mosquées avait éclaté (le 14 juillet dernier) avec l’assassinat de deux policiers israéliens en faction devant la vieille ville. Et le placement par Israël de portails magnétiques devant les entrées du lieu saint musulman cristallisait les tensions. Face aux émeutes qui se déroulaient tous les soirs dans les quartiers arabes de Jérusalem, le directeur général confiait en redouter les répercussions sur la fréquentation. «Quand une guerre éclate dans la bande de Gaza comme à l’été 2014, on doit compter un an avant de retrouver un taux de fréquentation normal. Mais que puis-je y faire? Dans une région comme celle-ci, c’est malheureusement le prix à payer lorsque l’on est une oasis de paix et de dialogue.»