Mazen al-Hamada, un tragique destin syrien
10 ans de guerre en Syrie
Il fut torturé dans les prisons de Bachar el-Assad pour avoir cru en la liberté et en la révolution. Mazen, que «Le Temps» avait rencontré à Genève, a témoigné de l’horreur à travers le monde. Réfugié aux Pays-Bas, isolé, rattrapé sans cesse par son passé, il a décidé contre l’avis de ses proches de retourner en Syrie. Depuis, il a disparu

Aéroport de Damas, 22 février 2020, aux alentours de minuit. Mazen al-Hamada est brièvement au téléphone avec son neveu Ziad, basé en Allemagne. Il a la voix qui tremble. Ziad lui recommande de ne pas sortir de l’aéroport. Il faut, dit-il, à tout prix rester dans l’aire de transit et prendre le premier avion pour une autre destination. Il y a un vol à 5h30 pour Khartoum. Natalie Larrison, directrice du bureau de l’ONG Syrian Emergency Task Force à Little Rock, en Arkansas, est proche de Mazen. Mais elle est inquiète. Elle envoie par WhatsApp une photo de son chien. Mazen l’appelle. La conversation dure trois minutes. A Damas, se souvient Natalie Larrison, «il s’est soudain rendu compte qu’il avait été berné par le régime. Un employé du gouvernement l’a reconnu. Il l’a mis en garde. S’il sortait de l’aéroport, il serait arrêté par les renseignements syriens. J’ai senti que Mazen était tétanisé.»
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L’hôpital 601
Un quart d’heure plus tard, silence radio. Son beau-frère Amer Obed cite ce que furent apparemment ses derniers mots: «Priez pour moi.» Mazen disparaît dans les entrailles du régime de Bachar el-Assad. Depuis, ses proches sont sans nouvelles. A la date du premier anniversaire de sa disparition, un post sur Facebook laisse croire qu’il a été torturé à mort, mais les sources sont peu crédibles. Ses amis sont persuadés qu’il s’agit de désinformation.
Mazen al-Hamada, c’est l’histoire incarnée et tragique d’un pays qui a plongé dans l’horreur à partir du 15 mars 2011. Depuis sa libération en 2014 de l’Hôpital 601 des forces aériennes syriennes, à un kilomètre du palais présidentiel de Bachar el-Assad, ce Syrien de 43 ans vit à Amsterdam aux Pays-Bas, à dix minutes à pied d’une de ses sœurs qui s’y est établie en 2009. Bénéficiant du statut de demandeur d’asile, il suit des cours de néerlandais. Mais la tâche est ardue.
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Ce rescapé des prisons syriennes, que Le Temps a rencontré à Genève en 2017, a subi dans sa chair la brutalité du régime de Damas. Quand il refuse de mentir et d’accepter ce que ses gardiens le forcent à avouer, qu’il aurait participé à un trafic d’armes, on lui brise les côtes. On le bat. On le suspend à 40 cm du sol avec des menottes qui lui lacèrent les poignets. On le brûle avec des barres métalliques chauffées à blanc ou avec des cigarettes et on lui administre des chocs électriques. On lui serre le pénis avec une clé à molette. Un acte de torture qui va profondément affecter son être. On lui introduit un objet dans l’anus. Dans la cellule de 13 mètres de long où il était arrivé, croupissent 170 détenus, avec pour seule tenue un caleçon. Deux personnes meurent d’asphyxie chaque jour, nous confiait Mazen en 2017. A bout, il finira par avouer sous la contrainte des faits qu’il n’a pas commis et sera libéré.
Séduit par la place Tahrir
Des documents provenant du régime syrien, rassemblés par la Commission for International Justice and Accountability (CIJA), atteste de l’arrestation de Mazen à Damas en 2012 et de la décision officielle du régime datant d’août 2011 d’interpeller les activistes du Printemps syrien. La faute de Mazen? Séduit par les événements de la place Tahrir en Egypte, il veut contribuer au mouvement vers la liberté entamé le 15 mars à Deraa, puis à Deir ez-Zor, sa ville natale. C’est plus fort que lui. Il a pourtant un travail bien payé auprès de la multinationale des hydrocarbures Schlumberger. Avec son appareil Toshiba, il immortalise ces moments révolutionnaires. Il parle aux journalistes étrangers. Après deux arrestations, il se rend à Damas. Il sera immédiatement interpellé et jeté en prison.
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Depuis 2014, il vivait aux Pays-Bas, mais difficile de parler de reconstruction. Selon son beau-frère Amer Obed, il touchait l’aide sociale destinée aux demandeurs d’asile, soit 960 euros par mois. «Il ne lui restait que 250 euros une fois qu’il avait payé son loyer, son assurance maladie et ses communications», précise-t-il. Mazen sent le besoin de raconter l’horreur des martyrs de la révolution. Il intervient à Bruxelles, au Royaume-Uni, en France, en Allemagne, en Italie. Partout, il est animé par le même état d’esprit: il veut que le régime de Bachar el-Assad rende des comptes devant la justice. En 2017 à Genève, au FIFDH, la réalisatrice Sara Afshar présente un film qui lui est dédié: Syria’s Disappeared: The Case Against Assad. Mazen est présent. Il émeut son public en racontant son histoire sur la scène du Théâtre Pitoëff.
Psychiquement et physiquement affecté, Mazen est de plus en plus isolé. Son beau-frère Amer Obed le souligne: «Il s’est fait des ennemis aussi bien dans l’opposition syrienne qu’auprès de partisans du régime. Il s’est peu à peu éloigné de ses amis. Il s’est radicalisé.» A Amsterdam, où il vivait, il est un jour revenu d’Allemagne pour voir que la serrure de son appartement avait été changée. Il avait huit mois de loyers en retard équivalant à plus de 4000 euros. Impossible de récupérer ses affaires à moins de payer les arriérés. Dans des «Facebook lives», il déverse son fiel contre les autorités néerlandaises. Il prend aussi de grands risques en s’en prenant à de potentiels criminels au sein de la diaspora syrienne.
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Témoignage au Congrès
Mazen a fait de son combat pour la justice une raison de (sur)vivre. Il intervient devant des représentants européens à Bruxelles, au Royaume-Uni, en France, Allemagne, Italie. Il accompagne les expositions des terribles photos de César, ce photographe du régime qui a fait défection et exfiltré des dizaines de milliers d’images de Syriens torturés à mort. Il effectue même un grand voyage aux Etats-Unis. Directeur exécutif de la Syrian Emergency Task Force, une ONG basée à Washington, Mouaz Moustafa a accompagné Mazen au cours de son périple américain. Une sorte de road trip humanitaire pour expliquer la réalité du régime tortionnaire de Bachar el-Assad qui l’emmène du Congrès américain à Chicago en passant par le Massachusetts, le Centre de commandement militaire de Floride (Centcom) et l’Arkansas où il s’exprime à la bibliothèque présidentielle de Bill Clinton.
Au Capitole, il rencontre le sénateur républicain Marco Rubio et d’autres élus. Il intervient au Musée de l’Holocauste. Il séjournera un mois chez la mère de Mouaz Moustafa. Cette dernière habite en Virginie. Elle se confie au Temps: «Mazen était très heureux de trouver une famille. Je le voyais content quand il parlait de son enfance, de Deir ez-Zor. Mais il était dépassé par ce qui lui arrivait. Son esprit n’était jamais libre. Il ne dormait presque pas ou une heure par nuit, fumait beaucoup. Il restait la plupart du temps habillé, avec ses chaussures, comme s’il avait toujours quelque chose à faire. Quand il nous a quittés, nous nous sommes effondrés en larmes. Pour moi, c’est sûr, il avait besoin d’aide.»
Natalie Larrison l’a beaucoup côtoyé en Arkansas. «Mazen avait des moments joyeux avec son grand ami Mouaz Moustafa. Dans notre bus, il pouvait même entonner des chants révolutionnaires. Mais son passé le rattrapait à chaque fois. Il était habité par la haine du régime syrien. Surtout, il voulait rentrer en Syrie. J’étais avec lui quand il a appris que dix personnes de sa famille à Deir ez-Zor avaient disparu à cause de bombardements. Ce fut un choc.»
Il réalise son vœu de retour en Syrie le 22 février 2020. Contre l’avis de ses proches. Les autorités néerlandaises auraient refusé à trois reprises à Mazen de quitter le pays pour Damas. Mais il trouve une alternative par l’Allemagne. A Berlin, il fréquente apparemment un groupe de Syriens dont certains de Deir ez-Zor. Ces derniers l’auraient fourni en stupéfiants qu’il consommait un peu. Bien que son statut de demandeur d’asile l’empêche normalement de voyager, sans document valable, il réussit à obtenir un passeport en peu de temps au consulat ou à l’ambassade de Syrie. A l’aéroport de Schönefeld, on le voit avec une dame qui tenait son passeport. Mouaz Moustafa suppose qu’elle était de l’ambassade syrienne. Destination: Beyrouth, puis Damas. Les proches sont terrifiés et estiment que des officiels du régime lui ont fait miroiter un rôle de libérateur de détenus en Syrie. Mazen se jette dans la gueule du loup.
Le leurre de la réconciliation
A l’aéroport de la capitale libanaise, une activiste syrienne très connue en Allemagne, Maysoun Berkdar, réussit à le contacter pour tenter une ultime fois de le dissuader. L’échange verbal est enregistré. Il est traduit par Mouaz Moustafa. Mazen lâche: «Je fais ce que ma conscience me dit de faire. […] La communauté internationale s’en fiche.» Maysoun Berkdar insiste. Il n’en démord pas, persuadé que son expérience en Europe et aux Etats-Unis lui a conféré une assise qui lui permettra d’aller négocier «non pas avec le régime, mais avec les patrons», à savoir les Russes. Pour Mazen, «la révolution ne peut pas réussir de l’extérieur. Je rentre dans mon pays, je ne peux pas trahir mon pays.» Fait plus étonnant, il s’en prend aussi aux Américains et aux Européens pour leur comportement criminel en Syrie. Maysoun Berkdar s’en rend compte: Mazen n’est pas dans son état normal.
Sara Afshar est elle-même dévastée: Mazen n’est pas le premier cas de Syriens rentrés au pays pour y disparaître. «Cet espoir de réconciliation est un leurre total.» La réalisatrice irano-britannique le déplore: «La communauté internationale n’est pas venue en aide aux détenus et a abandonné les Syriens. Mazen a des raisons de se sentir trahi après avoir partagé sa terrible expérience au monde entier.» Pour Sara Afshar, «les mécanismes internationaux ont été ridiculisés en raison des veto russe et chinois».
Ex-ambassadeur de Barack Obama pour les crimes de guerre, Stephen Rapp prend pleinement conscience de la tragédie de Mazen qu’il a maintes fois rencontré: «Il voulait témoigner en public. C’était difficile de ne pas le laisser faire. Mais tant qu’il n’y a pas de cas devant la justice en lien avec l’hôpital 601 où fut détenu Mazen, il ne peut pas témoigner. Les survivants de telles atrocités sont finalement sous une énorme pression.» Mazen a retrouvé le pays qu’il aimait. Mais on reste sans nouvelles de lui.
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