Torture
Un dossier pénal de 3600 pages a été déposé auprès d’un procureur espagnol pour le compte d’une Syrienne, naturalisée Espagnole, dont le frère a été torturé et tué par le régime de Bachar el-Assad et identifié sur les photos prises par le déserteur César

Beaucoup désespéraient de voir un jour des responsables de la tragédie syrienne devoir rendre des comptes devant la justice. A partir de ce mercredi toutefois, l’impunité de Damas pourrait avoir vécu. Javier Zaragosa, procureur général de l’Audience nationale, un tribunal de grande instance à Madrid, a été saisi d’une plainte pénale contre neuf membres des forces de sécurité et des renseignements syriens. C’est la première fois que la justice pénale s’en prend à des individus impliqués dans la torture perpétrée par le régime de Bachar el-Assad.
«C’est un moment historique», estime Stephen Rapp. Cet ex-ambassadeur de l’administration de Barack Obama pour les questions de crimes de guerre et ancien procureur général du Tribunal spécial pour la Sierra Leone y est pour beaucoup. Il a pu localiser la sœur de la victime et soumettre le dossier à l’avocate de la plaignante Almudena Bernabeu qui travaille au sein de Guernica 37, un cabinet spécialisé dans les questions de droits de l’homme. Tous deux ont pu solliciter plusieurs témoins pour identifier les suspects et charpenter un dossier de 3600 pages remis mercredi à la justice espagnole.
Des tentatives ont échoué
Si plusieurs tentatives de saisir la Cour pénale internationale ont échoué devant le Conseil de sécurité en raison du veto russe et chinois, la plainte déposée devant le parquet espagnol est une étape peut-être fondamentale pour traduire en justice les auteurs de graves violations du droit international commis sous le règne de Bachar el-Assad.
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Si des djihadistes et membres de Daech ont déjà fait l’objet de procédures pénales, notamment en Suède, jamais des agents du régime syrien n’avaient jusqu’ici été inquiétés par la justice. En France, une plainte similaire est envisagée, mais n’a pas encore été déposée. En Allemagne, en vertu du principe de compétence universelle, une procédure pourrait être engagée le mois prochain.
La plaignante vit en Espagne
La plaignante est une Syrienne qui vit depuis des années en Espagne dont elle a la nationalité. Défendue par l’avocate Almuneda Bernabeu, elle accuse les neuf individus d’avoir torturé son frère à mort ou ordonné un tel traitement dans l’un des lieux de détention les plus sinistres de Syrie à moins d’un kilomètre du palais présidentiel de Bachar el-Assad. Les personnes incriminées sont des responsables haut placés dans la hiérarchie du pouvoir syrien et des exécutants à des échelons inférieurs, dont les tortionnaires eux-mêmes. Certains occupent toujours des positions élevées au sein du pouvoir syrien. Avant le dépôt de la plainte, les membres de la famille de la plaignante ont pu être déplacés en lieu sûr.
Le précédent Mladic
Même si, à l’instar d’un général Mladic (un militaire serbe accusé de génocide, qui ne fut arrêté qu’après quinze ans de cavale), il sera difficile d’interpeller les agents accusés par la plainte, Interpol restreindra sensiblement leur mobilité en les menaçant de les arrêter s’ils devaient voyager dans les quelque 190 pays membres de l’organisation. L’Union européenne peut aussi émettre un mandat d’arrêt simplifié pour, le cas échéant, les extrader. Il est possible que la procédure, si elle est engagée par la justice espagnole, débouche sur d’autres accusations, notamment celle de Maher el-Assad, le frère du président syrien, responsable de la militarisation de la région de Homs.
Cette procédure pénale sera instruite par une juge qui sera désignée jeudi et qui devra s’assurer de disposer des preuves suffisantes pour inculper les neuf suspects syriens qui ont apparemment participé à la machine de terreur de Bachar el-Assad. C’est précisément ce à quoi Stephen Rapp s’est attelé. Il a construit le présent dossier pénal sur la base du matériel fourni par César. Ce dernier, connu sous son nom de code, était un photographe de la police syrienne.
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Entre 2011 et 2013, avant de faire défection, il a collecté près de 55 000 photos qu’il a prises de quelque 6700 corps décharnés, portant les stigmates de la torture. Des scènes qui rappellent les heures les plus sombres de l’humanité. L’une d’elles montre le frère de la plaignante, décédé, le corps émacié et affamé. Ce dernier, originaire d’Idlib, fut arrêté à Homs. Agé de 42 ans, marié, trois enfants, il n’était pas un activiste politique. Après avoir travaillé comme chauffeur de taxi, il avait constitué une petite entreprise de livraison de denrées pour une épicerie.
Les photos de César, cœur de la procédure
Les photos de César sont une pierre angulaire de la procédure. Elles ont déjà permis à ce jour aux familles d’identifier plus de 700 victimes. Mais pour qu’elles aient une valeur dans un dossier pénal comme celui-ci, elles doivent passer par un long processus d’authentification. Elles doivent surtout être corroborées par des documents écrits. Ces documents existent, notamment sous la forme de fiches ou de petits cartons placés sur les corps. Ils pouvaient mentionner un chiffre indiquant qu’il s’agissait d’un site appartenant aux renseignements des forces aériennes syriennes ou un autre chiffre précisant qu’il s’agissait de détenus dits de haut niveau. Il y avait aussi le numéro de chaque détenu, gravé sur le corps. «Ces chiffres révèlent de façon séquentielle l’arrivée des corps», relève Stephen Rapp, prouvant qu’il s’agissait bien d’un système de torture généralisé dont Damas était parfaitement au courant.
Des métadonnées perdues
L’ancien ambassadeur de Barack Obama relève que nombre de métadonnées liées aux photos de César ont été perdues lors de l’exfiltration des photos de Syrie. «Il n’était pas possible, pour César, de faire sortir ces photos avec le disque dur sur lequel elles étaient stockées. Il a fallu utiliser des clés USB et le cloud.» Malgré cela, le FBI, qui a accédé aux photos en avril 2014, a pu constater que certaines métadonnées, comme le jour et le lieu où les clichés ont été pris, ont néanmoins pu être préservées et qu’elles n’avaient pas été altérées. «Mais nous avons eu la chance de pouvoir obtenir le disque dur en question. Cela aidera le présent dossier d’instruction et d’autres à venir», s’enthousiasme Stephen Rapp.
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La plaignante pourrait bénéficier d’un autre apport d’importance: César lui-même, exilé en Europe, collabore étroitement avec une douzaine de pays. Il devrait aider à identifier un certain nombre de réfugiés syriens en Europe qui «prétendent être des victimes, mais qui pourraient avoir été impliqués dans la torture», précise l’ex-procureur du Tribunal pour la Sierra Leone. Le nouveau mécanisme international, impartial et indépendant mis en place pour enquêter sur les cas les plus graves de violations du droit international commis en Syrie depuis mars 2011, adopté en décembre par l’Assemblée générale de l’ONU, constituera aussi une plate-forme nouvelle très utile pour collecter des preuves solides.
Les protagonistes de la plainte seront au FIFDH à Genève en mars
Les protagonistes de la plainte pénale déposée devant la Justice espagnole, l’ex-ambassadeur de Barack Obama pour les questions de crime de guerre Stephen Rapp et l’avocate Almuneda Barnabeu seront présents au Festival du film et forum international sur les droits humains le 13 mars à Genève.
Ils commenteront un premier film de Sara Afshar et Nicola Cutcher, «Syria’s Disappeared, The Case Against Assad», où un survivant de la torture pratiquée par le régime de Bachar el-Assad, Mazen al-Hamada, témoigne de l’horreur qu’il a connue dans un camp de détention. Le document rappelle aussi le travail de Stephen Rapp et de Bill Wiley, un spécialiste de la justice pénale internationale qui fouille inlassablement dans les quelque 600 000 documents officiels du gouvernement syrien rassemblés par la Commission of International Justice and Accountability qu’il a fondée.
La mère de Ayham, un étudiant en médecine dentaire, raconte son calvaire. Son fils, qui manifesta dans le cadre du Printemps syrien, fut détenu et torturé à mort. Il a été identifié grâce aux photos de César. Un second film d’Andreas Dalsgaard et Obaidah Zytoon, tout aussi poignant, «The War Show», décrit un groupe d’amis qui ont rejoint l’opposition syrienne pacifique avant de subir la répression du régime.