Ce samedi de février 2013, jour de shabbat, le professeur Alexander Lerner, chef du service de chirurgie orthopédique de l’hôpital Ziv de Safed, était à son domicile. L’appel téléphonique de l’armée lui annonçant que sept blessés graves allaient arriver sous peu aux urgences était laconique. Il s’agissait de sept Syriens gravement atteints. Il n’a pas réfléchi longtemps: «Une fois que vous êtes devant un blessé, vous ne pensez pas à sa nationalité: c’est un patient qui a besoin de soins, c’est tout. Tout le monde à l’hôpital a réagi impeccablement.»
«Sauver des vies»
Le docteur Amer Hussein (un Druze), chef du service des urgences, se souvient: «C’étaient manifestement des combattants, dans un sale état. Ils pouvaient avoir entre 20 et 30 ans, certains étaient inconscients.» Ces blessés, comme les suivants, avaient été acheminés jusqu’à la frontière (ligne de cessez-le-feu de 1973) par l’Armée syrienne libre (ASL), quelque part sur les hauteurs du Golan, et réceptionnés par des soldats israéliens. Le colonel Tarif Bader (un Druze aussi) est le chef du commandement médical pour la région nord d’Israël. Sa zone de compétence couvre les frontières libanaise et syrienne, lesquelles sont «calmes mais pas pacifiques», précise-t-il.
Israël étant toujours officiellement en état de guerre avec la Syrie, l’accueil de blessés syriens n’allait pas de soi. Pourtant, assure le colonel Bader, «cela s’est fait naturellement. La réponse positive de ma hiérarchie est venue très vite: décision a été prise de sauver des vies.» L’officier médecin (il est pédiatre) ne veut pas élaborer, mais le chef d’état-major de l’armée israélienne, le général Benny Gantz, est intervenu pour donner son feu vert, tout comme, vraisemblablement, le premier ministre israélien, Benyamin Netanyahou.
Au bout d’un mois, explique le colonel Bader, «nous avons compris qu’il ne s’agissait pas d’un épisode isolé». Un hôpital militaire de campagne a été rapidement installé dans la zone concernée (probablement proche de la ville syrienne de Kuneitra), et bientôt les tentes ont été remplacées par des mobile-homes mieux adaptés aux conditions climatiques du Golan. Aujourd’hui, 25 médecins et infirmiers y travaillent. Le centre médical dispose d’une vingtaine de lits et, ne pratiquant que des soins de première urgence, ne peut pas accueillir tous les blessés qui se présentent.
Anonymat des blessés
Les cas les plus graves sont acheminés à l’hôpital Ziv de Safed, à celui de Nahariya (non loin de la frontière libanaise) et à l’hôpital Rambam de Haïfa. Six des sept premiers blessés sont repartis en Syrie au bout de trois semaines, le septième restant hospitalisé plus d’un mois. Depuis, l’information selon laquelle Israël soigne les blessés de la guerre civile s’est répandue en Syrie: de 26 blessés en mars 2013, on est passé à 102 en octobre, et à une centaine par mois depuis. En tout, plus de 600 Syriens ont été soignés en Israël, dont 232 à Ziv.
Qui sont-ils? «Cela ne nous concerne pas, assure le colonel Bader, ce sont des blessés, hommes, femmes et enfants, nos valeurs et le serment d’Hippocrate nous commandent de les soigner.» Mais les chirurgiens peuvent déduire beaucoup des blessures qu’ils soignent. Plus de 90% des patients sont des hommes, en grande majorité des combattants rebelles. Ils ont été blessés par balles, éclats d’obus et de bombes. Les femmes et les enfants, eux, sont souvent atteints lors de destruction des maisons.
Presque tous les blessés sont originaires de la région frontalière. Ils arrivent en vêtements civils, et il est très rare qu’ils soient munis d’une lettre d’un praticien syrien. «En Israël, nous avons une vaste expérience de la chirurgie de guerre, souligne le professeur Lerner. Nous savons tout de l’histoire médicale de nos soldats, mais rien des blessés syriens.» Les autorités israéliennes maintiennent l’anonymat de tous les blessés pour ne pas mettre leur vie en danger.
«Tous sont anxieux à l’idée que leur identité puisse être révélée. Israël est un pays ennemi, et aucun des deux camps [celui du président Assad comme celui des rebelles] ne leur pardonnerait d’être venus se faire soigner ici», souligne le colonel Bader. Et, en effet, aucune négociation n’est envisageable avec le soldat de la police militaire en faction devant les chambres occupées par les hommes, qu’il sera impossible de rencontrer.
Avec les femmes et les enfants, le dialogue est autorisé, mais difficile. Vêtue de noir, Asmaa est une Bédouine âgée, venue avec deux de ses petits-enfants, Samir et Aya, victimes de terribles blessures aux membres inférieurs.
Samir est sur une chaise roulante, pieds amputés. Aya a eu plus de chance: opérée une première fois, elle est repartie en Syrie, puis elle est revenue au bout de deux mois pour une nouvelle intervention chirurgicale: «Le docteur Lerner avait sauvé son pied, mais il avait dû le couper en partie. Maintenant il va le «rallonger», explique fièrement Fares, un travailleur social (druze) de l’hôpital. Samir, lui, va être équipé de deux prothèses, qui lui permettront de repartir.
Celles-ci ont été financées grâce à la souscription que Fares a lancée auprès de plusieurs communautés musulmanes de Galilée. Les dons des villages arabes israéliens et de kibboutz se sont multipliés: vêtements, chaussures, objets de toilette, jouets et friandises pour les enfants. Les médecins israéliens et les infirmières de Ziv ont reçu de nombreuses marques de reconnaissance de la part des blessés syriens.
L’armée israélienne, de son côté, qui a longtemps maintenu le secret sur cette opération humanitaire, a fini par comprendre qu’elle avait tout à gagner à la faire connaître. «Bien sûr, reconnaît le docteur Oscar Embon, que c’est une belle image pour la réputation, parfois critiquée, de l’armée israélienne.»