La nouvelle ne fera pas la une des journaux. Mais, alors que reprenaient pour la huitième fois à Genève les discussions sur l’avenir de la Syrie, la lettre est tombée mardi comme un gros pavé: quelques-unes des principales organisations représentant la société civile syrienne ont refusé l’invitation à participer aux réunions que leur avait adressée l’émissaire de l’ONU Staffan de Mistura. Le motif? Ces organismes, qui œuvrent notamment à répertorier les crimes de guerre ou à défendre la cause des prisonniers, dénoncent «le manque de sérieux» de l’équipe de l’ONU à leur égard, le manque de progrès, bref, l’inutilité de toute la démarche.

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La question n’est pas anecdotique: s’adressant lundi au Conseil de sécurité de l’ONU, Staffan de Mistura avait précisément insisté, une fois de plus, sur la présence à ses côtés de cette société civile qui est «en contact réel avec les réels problèmes». L’envoyé spécial de l’ONU se réjouissait qu’elle continue de lui apporter ses idées et ses points de vue.

Derrière cette colère affichée par les ONG (au rang desquelles figure par exemple The Syrian Network for Human Rights), une préoccupation: celle de servir de simple faire-valoir dans des discussions qui ont pris la tournure d’un gigantesque jeu de Meccano stratégico-diplomatique. Et, plus fondamentalement, l’idée qu’un futur règlement du conflit qui ravage la Syrie se négocie désormais dans le dos d’une vaste majorité de Syriens.

Genève marginalisée

Au fur et à mesure que les Etats-Unis disparaissaient de la scène (soit en réalité bien avant l’arrivée de l’administration de Donald Trump), la Russie est devenue le grand orchestrateur du jeu. Iran, Turquie, Arabie saoudite et Qatar, Etats-Unis et Israël, mais aussi Irak, Egypte et Jordanie… le président Vladimir Poutine a multiplié les rencontres tous azimuts ces dernières semaines, tâchant de faire tenir ensemble toutes ces puissances rivales, comme un dompteur se jetterait au milieu de tigres affamés. En théorie, cela aurait été à l’émissaire de l’ONU de tenir ce rôle. Mais à l’inverse des Russes, dont l’aviation a écrasé une bonne partie de la Syrie sous ses bombes au prétexte de lutter contre les terroristes, Staffan de Mistura, lui, n’a pas de bâton.

Cette prise de contrôle par la Russie a des conséquences directes sur le nouveau round de négociations qui, cahin-caha, a débuté mardi sur les bords du Léman. Genève n’est plus qu’un lieu parmi d’autres dans la panoplie russe, qui comprend notamment Moscou, Astana (la capitale du Kazakhstan) et Sotchi. Une sorte de fusée à étages où ont été respectivement résolus (du point de vue russe) les aspects liés à la représentation des figurants syriens, les questions militaires puis les enjeux stratégiques. Le président Bachar el-Assad, tout aussi marginalisé que le reste des Syriens, n’a été invité à voir le pilote que bien après le décollage – à Sotchi il y a quelques jours, devant une brochette de représentants de l’armée russe.

L'enfer de la Ghouta

C’est dans ce contexte que la délégation gouvernementale syrienne a manqué mardi l’ouverture des négociations de Genève. Un mouvement de mauvaise humeur face aux responsables de l’opposition, qui réclament toujours le départ de Bachar el-Assad comme préalable aux discussions? C’est la thèse officielle, mais il est plus vraisemblable qu’il s’agisse en réalité d’une rebuffade face au parrain russe, accusé de ne pas couver suffisamment son protégé syrien. «Moscou doit s’assurer que Damas coordonnera entièrement ses actions avec le Kremlin et qu’il ne sabotera pas ses divers plans», résume Alexey Khlebnikov, spécialiste du dossier au Russian International Affairs Council. En l’invitant à Sotchi, Poutine a bien fait comprendre à Assad que «la Russie n’est pas focalisée sur les seuls intérêts du gouvernement syrien mais aussi sur ceux de quantité d’autres acteurs», explique l’expert.

«Le régime d’Assad n’a plus le prétexte d’une opposition fragmentée. Nous sommes unis. Et nous sommes prêts à négocier directement avec l’autre bord», affirmait de son côté, à Genève, un porte-parole du Haut Comité aux négociations, la délégation de l’opposition qui, sous la contrainte, a dû s’ouvrir aussi à des personnalités plus proches des intérêts de la Russie.

C’est en définitive Moscou qui semble avoir persuadé la délégation du gouvernement à venir tout de même à Genève, où elle devait arriver mercredi matin. Comme pour excuser ce désagrément, la Russie a annoncé dans le même mouvement qu’elle avait obtenu de Damas un cessez-le-feu dans la Ghouta orientale, à la périphérie de la capitale, dont les 40 000 habitants sont plongés en enfer depuis deux semaines. Peu importe que cette région ait été, déjà, l’une des quatre «zones de désescalade» (soit régie par une trêve) définies auparavant; peu importent les dizaines de morts et les enfants squelettiques qui ont accompagné ce mauvais réglage. Alors que s’ouvre le rideau à Genève, voilà une autre affaire résolue.