C’est comme si on pénétrait dans un autre pays, si on franchissait une frontière invisible au sein même de la Syrie. «Dès l’entrée de Seyyida Zeinab, les miliciens ont installé des drapeaux du Hezbollah et des affiches à l’effigie du leader chiite ou de martyrs chiites. C’est une véritable colonisation de notre ville», décrit Abu Fouad. «On croirait entrer dans Darieh, le bastion du Hezbollah en banlieue sud de Beyrouth. Avant, ils n’avaient pas le droit de s’afficher comme ça, il y avait juste quelques portraits d’Hafez el-Assad [l’ancien président et père de l’actuel, ndlr] aux côtés d’Hassan Nasrallah [le secrétaire général du Hezbollah].»

Abu Fouad est l’un des chefs de la ville, un notable bien connu de tous; sa famille est implantée à Seyyida Zeinab depuis plusieurs générations. La ville, située à 10 kilomètres au sud de Damas, est un lieu de pèlerinage très important pour les chiites. Avant la révolution, chaque année, plus d’un million de personnes, de Syrie et de l’étranger, venaient se recueillir sur le tombeau de Zeinab, la petite-fille du prophète Mahomet.

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Abu Fouad se souvient d’une époque où la mixité était encore possible dans la zone. «Avant 2011, des chrétiens et des sunnites vivaient aussi à Seyyida Zeinab. Il n’y avait pas que des chiites. Des soldats iraniens étaient là pour protéger le site religieux, mais c’est tout. Aujourd’hui, ils ont méticuleusement récupéré toutes les maisons des autres communautés. Certains habitants ne voulaient pas, il y a eu des affrontements et plusieurs morts, d’autres ont accepté de vendre», rajoute encore cet homme, très réticent à nous parler, même par téléphone. «Le régime syrien et les Iraniens contrôlent les télécoms, ils nous surveillent. On doit faire attention à tout ce qu’on fait et ce qu’on dit, c’est encore pire qu’avant la révolution.»

Pressions par l’immobilier

En 2022 en effet, une nouvelle compagnie de téléphonie a vu le jour en Syrie, baptisée Wafa Telecom. C’est la troisième dans le pays, les deux premières étant déjà contrôlées par des proches du clan Assad. Selon une enquête publiée par plusieurs médias en décembre dernier, Wafa est en partie détenue par une société domiciliée en Malaisie, laquelle aurait de multiples liens avec les Gardiens de la révolution. Mais ce nouveau réseau, censé entrer en service en novembre 2022, n’est pour l’instant pas encore en activité. «Les Iraniens se sont impliqués en Syrie afin d’accentuer leur influence sur le terrain, qui va bien au-delà de l’investissement économique», explique Jihad Yazigi, journaliste syrien basé à Paris et fondateur du site d’investigation Syria Report.

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Aujourd’hui, avec la crise économique dans le pays, les achats de maisons ont repris. Un autre habitant de Seyyida Zeinab, Abu Hussein, déplacé plus au nord comme Abu Fouad, confirme ces achats immobiliers: «Mon cousin a eu de la chance, il a vendu sa maison 15 000 dollars, alors qu’elle n’en valait que 10 000. Mais certain, comme moi, n’ont pas eu le choix. On a dû partir car on est sunnites et il était trop compliqué de rester dans ce quartier: les miliciens contrôlent les identités tout le temps, le sectarisme est devenu très fort.»

En 2018, la promulgation de la loi 10 sur l’immobilier a permis en effet la spoliation par le régime et ses alliés des maisons et appartements de déplacés. En principe, les Syriens qui n’étaient pas en mesure de présenter un titre de propriété, parce qu’ils avaient fui à l’étranger, parce qu’ils n’en avaient pas, ou encore parce qu’ils étaient incarcérés dans une prison du régime, perdaient leurs droits sur ce bien.

Création d’un corridor stratégique

La zone sous le contrôle des chiites ne cesse de s’étendre. Aujourd’hui, les milices ont sécurisé la route entre Seyyida Zeinab et l’aéroport international de Damas, détruit par une frappe de l’aviation israélienne fin 2022. Le nombre de soldats iraniens nourrit tous les fantasmes, certains articles parlent de plus de 40 000 soldats, mais le nombre réel pourrait être moins important. «Surtout depuis le début de la crise en Iran en septembre 2022, de nombreux pasdarans ont dû rentrer», décrit Clément Therme, chargé de cours à l’Université Paul Valéry de Montpellier.

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Depuis la reprise par Damas de la zone en 2018, des bureaux de recrutement ont ouvert et quelque 3000 hommes se sont portés candidats pour rejoindre un groupe militaire pro-chiite, sur le modèle des Gardiens de la révolution. Parmi eux, Abu Sofian, un sunnite originaire de Damas. L’homme a trop peur de nous parler directement, même de manière anonyme. Il vit et travaille au cœur de cette zone pro-iranienne. Pour qu’il ne communique pas avec un numéro étranger, c’est un de ses amis qui nous renvoie ses messages: «Je n’avais pas vraiment le choix. Mon salaire avec eux est de 50 dollars, contre 20 dans l’armée; tous les quinze jours, on nous distribue des paniers alimentaires avec du sucre, de l’huile, du thon et en plus j’ai une carte de sécurité qui me permet de me déplacer librement et sans contrôle. C’est une protection pour nous. Sans cela et sans cet argent, je ne pourrais pas vivre là.»

L’influence iranienne n’est pas seulement présente autour de Damas. C’est aussi une réalité à Alep et, surtout, à Deir ez-Zor, près de la frontière irakienne. «L’idée est de reconstituer le corridor stratégique qui va de l’Iran au Liban en passant par l’Irak et la Syrie, et qui permet de faire circuler les armes et les combattants», explique Clément Therme.

Du pétrole et des crédits

«L’alliance stratégique entre la Syrie et l’Iran, poursuit le spécialiste, remonte aux années 1980. A l’époque, Damas était le seul à avoir soutenu Téhéran dans la guerre contre l’Irak.» Une présence vitale aujourd’hui pour les Syriens: l’Iran fournit peu de soldats sur le front, mais son aide économique est essentielle à la survie du régime syrien, notamment grâce aux 50 000 à 60 000 barils de pétrole envoyés chaque jour. Un soutien à crédit pour le moment: la dette du gouvernement syrien ne cesse d’augmenter. Il revend d’ailleurs ce pétrole à prix d’or à la population pour se renflouer.

«Les Iraniens fournissent également des lignes de crédit, entre 2 et 3 milliards de dollars pour dix ans, qui permettent aux Syriens de se fournir en produits iraniens et d’envisager un remboursement à long terme, détaille Jihad Yazigi. Au final, la Syrie n’est pas vraiment un poids économique pour son allié. Le pétrole ne lui coûte rien et cela lui permet d’étendre très largement son influence. Aujourd’hui, l’Iran est devenu une puissance régionale, aux frontières avec Israël. Sa présence en Syrie a un impact considérable sur la structure du conflit qui y perdure et qui entraîne régulièrement des bombardements par Israël sur des bases militaires pro-iraniennes.»

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Mais, depuis fin 2022, le torchon brûle entre les deux alliés et Téhéran a décidé de diminuer son approvisionnement en pétrole. Selon Clément Therme, «la crise actuelle est liée notamment au rapport de force des deux acteurs vis-à-vis d’Israël. La Syrie est confrontée à une crise économique si forte qu’elle a mis de côté sa lutte contre son ennemi historique, alors que pour l’Iran le seul dialogue possible avec Israël est celui du rapport de force».

Ces divergences ne devraient toutefois pas entraîner de profonds changements, selon Jihad Yazigi: «Les Iraniens mènent la danse, mais Bachar el-Assad n’est pas seulement un vassal, il est aussi un stratège et essaie de jouer de l’opposition entre ses deux super parrains que sont la Russie et l’Iran pour continuer d’exister.» Si Moscou et Téhéran se disputent régulièrement le contrôle de la Syrie, ils ont fait le choix de la convergence dans la guerre contre l’Ukraine, avec notamment la vente des drones iraniens à la Russie.