Dans une campagne d’entre-deux-tours, aucune activité politique n’est jamais anodine, même une simple visite du maire d’Istanbul dans un café-librairie de l’arrondissement de Besiktas. En ce vendredi 19 mai, Ekrem Imamoglu – qui deviendra vice-président si Kemal Kiliçdaroglu l’emporte dimanche – vient rencontrer des jeunes, opportunément installés autour des tables du café. La jeunesse est un électorat clé pour l’opposition turque. Et les selfies avec le maire une bonne publicité sur les réseaux sociaux.

Ekrem Imamoglu esquive les questions des journalistes. A ses côtés, le maire d’arrondissement, Riza Akpolat, élu du même parti, est moins avare de commentaires. Et pour cause: Besiktas, sur la rive européenne d’Istanbul, a voté à 80% pour Kemal Kiliçdaroglu au premier tour de l’élection présidentielle le 14 mai. Mais ce n’est pas encore assez: «Nous redirigeons nos efforts vers les électeurs qui ne sont pas allés voter, ceux auxquels nous ne nous sommes pas assez adressés et ceux qui se plaignent de nous, détaille l’élu local. On essaye de les convaincre dans les courts délais qui nous restent. Notre objectif pour l’arrondissement est d’atteindre 85% au second tour.»

En Turquie, un autocrate bien élu

Huit millions d’abstentionnistes

A l’échelle nationale, Recep Tayyip Erdogan (49,5%) a devancé Kemal Kiliçdaroglu (44,9%) de 2,6 millions de voix le 14 mai. Mais plus de huit millions d’électeurs ne sont pas allés voter. L’opposition estime qu’une majorité d’entre eux lui sont plutôt favorables. «Les sondages nous donnaient gagnants, donc une partie de notre électorat n’a pas fait l’effort de se déplacer. Nous sommes en train de nous organiser pour mobiliser au maximum cet électorat», explique Ahmet Kiraz, représentant local du CHP (Parti républicain du peuple), le parti de Kemal Kiliçdaroglu, qui espère rallier à sa cause «au moins un ou deux millions d’électeurs qui n’ont pas voté au premier tour».

Autre réserve de voix convoitée par l’opposition: les électeurs de Sinan Ogan, un nationaliste arrivé troisième au premier tour avec 2,8 millions de voix (5,2%). Lundi, ce dernier a pourtant appelé ses électeurs à voter pour Recep Tayyip Erdogan le 28 mai. «Il est important que le parlement et la présidence soient détenus par la même alliance», a estimé Sinan Ogan, rappelant que l’Alliance de la nation, qui soutient Kemal Kiliçdaroglu, n’avait pas obtenu la majorité aux législatives du 14 mai.

«Les électeurs de Sinan Ogan sont des nationalistes réticents à voter au premier tour pour Kemal Kiliçdaroglu, reconnaît Ahmet Kiraz du CHP. Toutefois, nous pensons que l’essentiel de cet électorat va quand même voter pour Kiliçdaroglu, parce que c’est surtout un électorat qui refuse de voter Erdogan au motif qu’il a négocié avec le PKK.»

En Turquie, vers un second tour à l’élection présidentielle

La carte nationaliste

Dans l’entre-deux-tours, Kemal Kiliçdaroglu joue à fond la carte nationaliste qu’il avait très peu agitée avant le premier tour. Son camp rappelle chaque jour que Recep Tayyip Erdogan a effectivement négocié, autrefois, avec le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Il promet par ailleurs de renvoyer chez eux les réfugiés syriens, les comparant à des «machines à commettre des crimes». «Avec ce discours, il essaye de mobiliser l’électorat de Sinan Ogan, quitte à ce que la gauche socialiste l’accuse d’opérer un virage à droite», confirme Ahmet Kiraz, le représentant du CHP.

Ce virage n’est pas pour déplaire au principal allié de Kemal Kiliçdaroglu, le parti ultranationaliste Iyi, ou Bon Parti. «Sinan Ogan est la clé de l’élection. Lui et ses électeurs vont déterminer le sort du scrutin», assure Egemen Güner, l’un des responsables locaux du Bon Parti. Selon des estimations, environ 15% de ses électeurs n’auraient pas voté pour Kemal Kiliçdaroglu au premier tour, alors même que la formation est l’un des piliers (avec le CHP) de l’alliance d’opposition. Egemen Güner le reconnaît mais estime que «ces électeurs ne représentent pas un pourcentage très important. Par ailleurs, je pense qu’il est clair pour tous aujourd’hui que notre candidat est M. Kiliçdaroglu.»

Kemal Kiliçdaroglu, l’espoir des anti-Erdogan

L’espoir de rattraper le retard

Au Bon Parti comme ailleurs dans l’opposition, on tient à se montrer combatif. «Il n’y a aucune raison de se démoraliser, personne n’a encore gagné ni perdu l’élection, souligne Egemen Güner. Comme nous étions focalisés sur une victoire au premier tour, certains parmi nous ont pu être déçus… Mais notez que jusqu’ici toutes les élections s’étaient terminées en un seul tour par une victoire de M. Erdogan. Là, nous avons un second tour, le match reprend sur un score de 0 à 0, et nous croyons pouvoir rattraper les cinq points qui nous manquent pour faire gagner Kemal Kiliçdaroglu.»

Dans le camp opposé, la victoire ne fait aucun doute. Les partisans du président sont d’autant plus confiants que Recep Tayyip Erdogan a frôlé la victoire au premier tour à 264 000 voix près. «On ne s’attendait pas à un tel résultat, on ne pensait pas qu’on aurait tellement d’avance sur Kemal Kiliçdaroglu. On était même allés voter inquiets, en se disant qu’on pouvait perdre», confie Arif, un militant de l’AKP (Parti de la justice et du développement), le parti du chef de l’Etat.

Pour les Syriens de Turquie, des élections comme une guillotine

«Ce n’est plus le même homme»

Oguz, un autre électeur de Recep Tayyip Erdogan qui reconnaît avoir été tenté par l’alternance, ira «résolument» voter pour lui dimanche. «Ce qui me plaisait chez Kiliçdaroglu, c’était qu’il proposait de réconcilier et d’apaiser la Turquie. Mais là, avec son discours d’extrême droite en direction des électeurs de Sinan Ogan, ce n’est plus le même homme, estime-t-il. C’est bien le signe qu’il n’était pas sincère.»

Arif, le militant de l’AKP, pense que le président sortant n’a pas beaucoup d’efforts à fournir pour l’emporter dimanche prochain. «Les résultats du premier tour montrent qu’Erdogan a encore un réel soutien dans la société turque, observe-t-il. Pour le second tour, c’est clair: c’est lui le favori, on n’a pas du tout peur qu’il perde, on est même sûrs qu’il va gagner.» Arif veut croire que l’électorat de Recep Tayyip Erdogan sera d’autant plus mobilisé que le dirigeant turc prétend que ce mandat sera son dernier.

A Istanbul, sur les traces de la conquête d’Erdogan