Qui va sauver la mer Rouge? Près de ses rives orientales, au large des côtes du Yémen, le tic-tac d’une implacable bombe à retardement résonne de plus en plus fort. Laissé pratiquement à l’abandon depuis des années, le pétrolier Safer, dont les soutes sont emplies de l’équivalent de 1 million de barils de pétrole, menace à tout moment de sombrer, ou alors d’exploser, au risque de provoquer une catastrophe écologique sans précédent.

La situation ressemble beaucoup à celle que vient de connaître Beyrouth: l’explosion de centaines de tonnes de produit chimique a détruit une partie de la capitale libanaise et ému la planète entière. Mais pendant plus d’un lustre, personne n’avait rien fait pour éviter le désastre.

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Qui va empoigner la question?

Qui, maintenant, se chargera de prévenir cette nouvelle catastrophe annoncée? La Suisse et sa «diplomatie scientifique», qui a précisément choisi ces latitudes comme terrain d’action? La diplomatie internationale «classique», résumée par le Conseil de sécurité de l’ONU et ses nombreuses défaillances? L’opinion publique internationale, qui pourrait se montrer émue autant par la disparition des récifs de corail que par le sort de la population yéménite? «Notre espoir, maintenant, c’est que la tragédie de Beyrouth puisse inspirer les acteurs pour qu’ils remettent en question leur apathie, leurs obstructions ou leur inaction», s’exclame Ian Ralby, le PDG de I.R. Consilium, une entreprise de sécurité maritime, très impliqué dans ce dossier. Sera-t-il entendu?

L'aventure freinée du Fleur de Passion

A tout seigneur tout honneur. Place au Fleur de Passion. L’élégant voilier battant pavillon suisse était pratiquement prêt à appareiller. Censé larguer les amarres ces jours, au sud de la France, il lui aurait fallu quelque six semaines pour traverser la Méditerranée, emprunter le canal de Suez et rejoindre les eaux limpides de la mer Rouge. Mais les vents mauvais qui soufflent actuellement sur cette région ont eu raison du voyage.

Le Fleur de Passion, la fierté de la Fondation Pacifique, dont le but est d’accompagner des projets socio-éducatifs et de sensibilisation à l’environnement, devra attendre des temps plus cléments. Alors que la pandémie de Covid-19 est partout à l’œuvre, «les autorisations nécessaires étaient difficiles à obtenir et les restrictions de navigation étaient trop nombreuses», résume Samuel Gardaz, vice-président de la fondation. Rendez-vous est pris pour l’année prochaine. Pour autant que la mer Rouge, d’ici là, n’ait pas été dévastée par le liquide poisseux contenu par le Safer.

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Des spécialistes à Lausanne

Le Fleur de Passion? Ce vénérable voilier réhabilité par des passionnés est devenu la figure de proue de la nouvelle «diplomatie scientifique» prônée par le conseiller fédéral Ignazio Cassis et annoncée avec tambour et trompette l’année dernière. La rencontre s’est faite presque naturellement. A Lausanne, l’école polytechnique recèle certains des meilleurs spécialistes des coraux de la mer Rouge. Il y a trois ans, l’équipe du professeur Anders Meibom avait fait une découverte qui n’avait pas tardé à faire le tour du monde: ces récifs, du fait notamment de l’étirement de la mer sur près de 1800 kilomètres, résistent beaucoup mieux que les autres au réchauffement climatique. Génétiquement programmés pour survivre dans les eaux plus chaudes qui règnent au sud du bassin, ils pourraient supporter sans peine 2 ou 3 degrés supplémentaires dans le nord de la mer. Ils seraient ainsi destinés à devenir les derniers témoins d’une époque révolue.

«Nous avons demandé le soutien logistique du Département fédéral des affaires étrangères (DFAE). Car pour poursuivre ces recherches, il faut notamment des permis afin de procéder au prélèvement des coraux», explique Olivier Küttel, délégué aux Affaires internationales à l’EPFL. Mais l’homme met les points sur les i: cette caractéristique des coraux «ne les met pas à l’abri en cas de forte pollution. La mer Rouge est une région en guerre et cette affaire du Safer nous inquiète tout particulièrement.»

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Inquiétude à Berne

Elle inquiète aussi le DFAE. Une recherche plus poussée pour faire l’inventaire des récifs de la région? Berne a sauté sur l’occasion: «Cette étude est un excellent exemple parmi les initiatives de diplomatie scientifique que nous portons», explique-t-on. Il s’agit, dit encore le DFAE, «d’un excellent outil pour nourrir la coopération et faciliter le dialogue entre les pays riverains de la mer Rouge», dans cette région «traversée par de nombreuses tensions politiques».

Un magnifique navire, toutes voiles déployées, destiné à sensibiliser les opinions sur tous les rivages, à faire cohabiter, peut-être, sur une plateforme commune, les scientifiques yéménites, saoudiens, jordaniens ou israéliens? L’image est belle. Mais elle se heurte, pour l’instant, à la réalité du terrain et aux soutes rouillées du pétrolier.

Face aux portes qui se sont refermées dans la région, face à l’immensité de l’enjeu, retour, à Berne, à un langage plus habituel: «La Suisse suit de très près la situation préoccupante du Safer.» Ou encore: «Le DFAE mène des échanges fréquents sur ce thème.» La Suisse, dit-on aussi, fait «régulièrement usage de son réseau diplomatique et de sa politique de contacts avec les parties au conflit», afin de «faire passer des messages». Bref, la «diplomatie scientifique» est sans doute prometteuse, mais elle trouve ici des limites infranchissables. Elle est destinée à fonctionner par beau temps et ne sert à rien en cas de tempête.

Une mer semi-fermée

Or la tempête gronde. L’océanographe Viviane Menezes, de la Woods Hole Oceanographic Institution, est sans doute l’une des personnes qui connaissent le mieux la dynamique naturelle de la mer Rouge. «Cette mer a beaucoup de caractéristiques d’un océan, mais elle reste une mer étroite semi-fermée, bordée de nombreux pays», note-t-elle. Sa largeur ne dépasse jamais les 355 kilomètres. Mais elle est la proie de moussons, de vents du désert, de turbulences et de courants qui, au surplus, s’inversent selon la période de l’année…

Faute d’une action internationale très rapide et coordonnée, une marée noire se répandrait rapidement

Viviane Menezes

En hiver, les eaux ont tendance à s’engouffrer par le détroit de Bab el-Mandeb et à alimenter un courant vers le nord qui longe les côtes saoudiennes et atteint le golfe d’Aqaba, où se rejoignent l’Egypte, Israël et la Jordanie. En été, c’est plutôt l’inverse, avec des courants qui s’échappent par le détroit avant de remonter par le golfe d’Aden, en passant par les côtes de la corne de l’Afrique, l’Erythrée, Djibouti, la Somalie…

«Beaucoup de variables peuvent intervenir. Mais ce qui est clair, c’est que tous ces pays sont étroitement connectés, explique la spécialiste. Faute d’une action internationale très rapide et coordonnée, une marée noire se répandrait rapidement en se moquant des frontières. Le fait que cette région connaît beaucoup de guerres et compte certains des pays les plus pauvres de la planète rend le problème beaucoup, beaucoup plus difficile.»

Un navire qui tombe en morceaux

Voilà plus d’un lustre que le Safer est immobilisé au large du terminal pétrolier yéménite de Ras Isa, à proximité de la ville de Hodeida désormais contrôlée par les rebelles houthistes. Utilisé comme un entrepôt de stockage flottant, le pétrolier tombe littéralement en morceaux depuis qu’a éclaté le conflit au Yémen. Pour ne rien arranger, aux millions de litres de pétrole renfermés dans les 32 compartiments de ses réservoirs s’ajoute aussi une quantité équivalente de brut contenue dans le pipeline sous-marin qui le relie aux installations pétrolières distantes de 7 kilomètres.

Depuis plus de cinq ans, ce navire déjà très vétuste n’a pas connu la moindre opération de maintenance. Cela fait des années que les experts alertent sur la corrosion – particulièrement importante en mer Rouge du fait du sel et de la chaleur – qui s’aggrave de jour en jour. L’eau a déjà commencé à entrer. Tout aussi inquiétant: à l’instar de la catastrophe de Beyrouth qui a vu exploser un entrepôt plein de nitrate d’ammonium, une réaction chimique n’est pas impossible ici, en raison des émanations produites pendant des années par le pétrole, en l’absence de toute ventilation.

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Face au scénario d'apocalypse

Place donc, face à ce scénario d’apocalypse, à la diplomatie «classique». Mi-juillet, le Conseil de sécurité de l’ONU se réunissait toutes affaires cessantes pour se pencher sur ce possible désastre aux «dimensions épiques». «Le temps nous est compté», s’alarmait un responsable. «Nous sommes plus près que jamais de la catastrophe», surenchérissait un autre. Un troisième rappelait une étude selon laquelle toutes les zones de pêche de la région seraient détruites; le port de Hodeida serait fermé pour des mois, mettant en danger la survie des Yéménites; plus de 8 millions de personnes seraient menacées par des substances toxiques; la navigation des quelque 20 000 bateaux qui croisent chaque année en mer Rouge serait compromise… Rarement on aura décrit avec autant de précision un tableau aussi noir. Depuis lors, un mois est passé. Et rien n’a bougé.

Un coffre au trésor

Une équipe de techniciens envoyée sur place pour faire l’évaluation de l’état du navire et pour tâcher d’entreprendre les réparations les plus urgentes n’a pas reçu l’autorisation de monter à bord. Malgré leurs promesses répétées, les houthistes du mouvement Ansar Allah ne semblent pas pressés de voir disparaître le contenu de ce qui, de leur point de vue, est davantage un coffre au trésor flottant qu’une bombe à retardement. Malgré l’effondrement du prix du baril, les houthistes compteraient ainsi obtenir quelque 40 millions de dollars s’ils parvenaient à mettre cette cargaison sur le marché. Surtout, le Safer et son contenu servent de monnaie d’échange aux houthistes pour obtenir une sorte de reconnaissance internationale qui leur fait défaut depuis qu’ils se sont emparés d’une partie du Yémen face à une coalition internationale menée par l’Arabie saoudite. En un mot: ils espèrent ainsi remettre la main sur le pétrole yéménite, détenu par leurs ennemis

L'émotion d'un journaliste

Hussain al-Bukhaiti, un journaliste yéménite proche des houthistes, s’étrangle d’émotion au téléphone: voilà cinq ans, affirme-t-il que les Saoudiens et leurs alliés «empêchent l’équipe de maintenance de s’approcher du navire». De même, insiste-t-il, l’argent du pétrole doit servir à payer les salaires des fonctionnaires dans les zones sous le contrôle des rebelles houthistes. En laissant pourrir le Safer, le but ultime serait double, selon lui: d’une part rendre inutilisable le port de Hodeida, que les forces ennemies avaient assiégé sans succès il y a deux ans. De l’autre, «démolir le pétrolier», considéré par les houthistes comme une «infrastructure stratégique».

Cet argumentaire, repris à l’envi dans le camp houthiste, provoque des haussements d’épaules fatigués chez les responsables de l’ONU. Ce vendredi encore, le secrétaire général Antonio Guterres lançait un nouvel appel pour que l’équipe d’inspecteurs indépendants puisse monter à bord du pétrolier. Une chose au moins est claire: au large de la petite presqu’île de Ras Isa, le Safer est à portée de canon de tout le monde. Qu’un camp essaie de s’en approcher en l’absence d’un accord général et le pire serait immédiatement à craindre.

Chez I. R. Consilium

Au sein de I.R. Consilium, on suit pratiquement heure par heure la gestation de ce drame en puissance. C’est cette entreprise familiale qui avait dévoilé les images de l’ampleur des dégâts causés par la corrosion. «Les houthistes sont ceux qui ont le plus joué l’obstruction à l’heure de trouver un chemin vers la solution», note Rohini Ralby, son directeur exécutif. Mais à ses yeux, personne n’échappe au blâme: «L’ONU n’a pas fait preuve du sens de l’urgence ou de l’imagination nécessaire pour résoudre ce problème. Attendre si longtemps a déjà été un énorme et dangereux pari», affirme-t-il. De même, tous les autres Etats de la région restent pratiquement muets face à la menace. Pour un pays comme l’Egypte, pourtant, une catastrophe écologique en mer Rouge signifierait un manque à gagner extraordinaire dont il aurait beaucoup de mal à se remettre.

L’approche de l’ONU a été un échec. Le temps pour envoyer des inspecteurs et faire une évaluation est révolu

David Soud

Son collègue David Soud se fait plus pressant encore: «L’approche de l’ONU a été un échec. Le temps pour envoyer des inspecteurs et faire une évaluation est révolu. Il faut maintenant se concentrer d’urgence sur le moyen d’évacuer le pétrole du navire. Tous les autres efforts ne sont devenus qu’une perte de temps.»

A Genève, Samuel Gardaz fait contre mauvaise fortune bon cœur. «Comme tout un chacun, nous croisons les doigts pour que la situation ne se détériore pas.» Ce membre fondateur de la Fondation Pacifique dit se réjouir de reprendre le fil des missions du Fleur de Passion l’année prochaine. «D’ici là, espère-t-il, le climat sera devenu plus propice et le sens de notre présence en mer Rouge sera mieux compris.» Au point de pouvoir accueillir à bord des scientifiques aussi bien saoudiens que yéménites?