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Le dessinateur de presse du quotidien turc d’opposition «Cumhuriyet» est le lauréat du Prix international du dessin de presse 2018 décerné par la Fondation suisse Cartooning for Peace à l'occasion de la Journée mondiale de la liberté de la presse. Son cas est le miroir des difficultés croissantes des journalistes en Turquie

Il n’est pas venu à Genève ce jeudi pour recevoir le Prix international du dessin de presse 2018 décerné par la Fondation suisse Cartooning for Peace et la ville de Genève pour récompenser son talent et son courage.
A 64 ans, Musa Kart a interdiction de quitter le territoire turc. Dessinateur de presse au quotidien indépendant d’opposition Cumhuriyet, il vient d’être condamné à 3 ans et 9 mois de prison, accusé d’avoir aidé des «terroristes», à savoir le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) et le prédicateur Fethullah Gülen, un homme que le président turc, Recep Tayyip Erdogan, considère comme le cerveau du coup d’Etat manqué de juillet 2016. Musa Kart a il est vrai une arme, en apparence bien inoffensive: le crayon.
«Insulte au chef de l’Etat»
Sa condamnation, avec quatorze de ses collègues du quotidien Cumhuriyet, n’est pas définitive car les journalistes vont tous faire appel d’une décision jugée «absurde». Elle se réfère à un dessin que le pouvoir turc considère comme une «insulte au chef de l’Etat» en vertu d’un article controversé du Code pénal. Or que montrait le dessin? Deux voleurs dérobant de l’argent d’un coffre-fort et une phrase prononcée par l'un d'eux: «Ne te presse pas, notre guetteur est un hologramme.» L’allusion à Erdogan ne fait aucun doute, le président turc s’étant présenté sous la forme d’un hologramme lors d’un meeting. Le dessin visait à dénoncer une affaire de blanchiment d’argent dans laquelle sont impliquées plusieurs personnalités proches du pouvoir.
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Devant la cour de Silivri, en bordure d’Istanbul, ville connue pour son cosmopolitisme et son ouverture, Musa Kart n’a jamais perdu la face. Ni l’humour. «Quand notre maison a été passée au peigne fin, aucun coffre-fort ou carton à souliers n’a été trouvé plein de dollars. […] Aucun centime qui révélerait la moindre irrégularité», a-t-il déclaré un jour. Quand on l’accuse de soutenir une organisation terroriste, il l’avoue: «Au cours de ma vie de caricaturiste, oui, j’ai aidé et encouragé une organisation, une seule: All My Country’s Children. Parmi ses membres, il y a mon petit-fils, 2 ans et demi.» Pendant les neuf mois de détention préventive de Musa Kart, le Cumhuriyet est resté solidaire de son journaliste, laissant longtemps vide l’espace qu’il occupait avec ses dessins. Puis des caricaturistes internationaux se sont relayés pour remplir l’espace en son nom.
Défense de la laïcité
Depuis vingt-cinq ans au Cumhuriyet, Musa Kart, qui se destinait pourtant à l’ingénierie civile, trouve vite ses marques. Il décrit de façon critique la société qu’il observe et des faits qui pourraient passer inaperçus. Face à un président turc accusé d’islamiser son pays, il se fait un point d’honneur à défendre la laïcité et le droit des femmes. «C’est un être extraordinairement humble. C’est incroyable d’imaginer que ce que fait Musa Kart puisse constituer une menace pour l’Etat. Il peut être caustique, mais il veut contribuer au bien de la société», explique au Temps une personne qui l’a rencontrée récemment. Le lauréat du prix de Cartooning for Peace le martelait devant les juges de la Haute Cour pénale d’Istanbul: «Si, dans mon cas, une recherche non biaisée avait été menée, elle aurait montré que ma signature figure en dessous des dessins les plus cinglants au sujet d’organisations terroristes.»
Sa condamnation est «un baromètre de la situation de la Turquie en termes de liberté d’expression, estime Patrick Chappatte, dessinateur de presse pour Le Temps, la NZZ et le New York Times. Je suis personnellement choqué par le verdict du 25 avril.» Chappatte, par ailleurs cofondateur de la Fondation suisse Cartooning for Peace, ne se voile pas la face: «Si on avait encore des doutes, ils sont désormais levés. Ce verdict ferme la porte à la liberté d’expression.» En la matière, la Turquie d’Erdogan devient un enfer pour les journalistes. Reporters sans frontières la place en 157e position sur 180 dans un classement qui consacre l’ouverture de la Norvège et condamne le dernier de la classe, la Corée du Nord. «Honnêtement, en créant ce prix, ajoute Patrick Chappatte, je n’aurais pas pensé qu’il allait récompenser des gens si proches de nous. Or il y a la Turquie, mais au sein même de l’UE, à l’est de l’Europe, la liberté de la presse est aussi très malmenée.»
Fondé en 1924
La répression des journalistes en Turquie n’est pas nouvelle, mais elle a pris des proportions inquiétantes. En 2004 déjà, Musa Kart avait eu droit aux foudres d’Ankara. Motif: il avait représenté celui qui était encore premier ministre, Erdogan, sous la forme d’un chat emmêlé dans une pelote de laine afin de mieux montrer la paralysie politique du moment. Aujourd’hui, bien que menacé par une épée de Damoclès, Musa Kart continue de travailler, mais son crayon évite de dessiner ne serait-ce que les contours de l’autocrate au pouvoir à Ankara. Il a opté pour une rébellion douce en protestant chaque jeudi devant la Cour de justice. Pour la liberté d’expression. Pour la démocratie.
Le quotidien Cumhuriyet («République»), fondé en 1924, ne tire qu’à 50 000 exemplaires, mais c’est une institution en Turquie. Corrosif, furieusement indépendant, il n’hésite pas à dénoncer les dérives du pouvoir. En mai 2015, il publie une enquête explosive révélant que les services secrets turcs ont fourni des armes à des rebelles islamistes en Syrie, suscitant l’ire du président Erdogan. Musa Kart, dont les dessins seront exposés le long du quai Wilson à Genève du 3 mai au 3 juin, incarne à merveille l’esprit de ce journalisme indépendant.