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Les musulmans britanniques à l'heure des questions qui gênent

Les bombes du 7 et du 21 juillet à Londres ont secoué une communauté qui peine à reconnaître ses propres problèmes. Ses rares réformistes ne cachent plus leur colère.

La voix du muezzin vient de se taire. Quelques hommes pressés, shalwar kamiz claquant au vent, se glissent par grappes dans l'East London Mosque. Le Dr Daud Abdullah arrive enfin. Secrétaire général assistant du Conseil musulman de Grande-Bretagne (MCB) – la veille, il était dans le bureau du chef de la police métropolitaine, Ian Blair –, il court de réunion en réunion. En ces temps difficiles, le MCB veut montrer les valeurs positives de l'islam, encourager la participation politique des musulmans. Mais son discours défensif sonne creux. Il paraît sans idée, n'a aucune piste pour expliquer pourquoi des jeunes Britanniques musulmans sont allés se faire sauter dans le métro et les bus de Londres. La communauté musulmane, longtemps paralysée à l'idée d'une introspection, vit à l'heure des questions qui gênent. Des intellectuels réformistes, toute colère dehors, veulent saisir l'instant pour enfin se faire entendre.

«Les leaders musulmans doivent sortir de leur déni permanent, s'emporte Shiv Malik, un «secondo» de 24 ans dont la plume alerte fait le bonheur du New Statesman, l'hebdomadaire de la gauche intello. Ils ont lamentablement échoué à répondre aux problèmes de leurs jeunes, et à éradiquer le fascisme qui mine leur propre communauté.» Fascisme? Shiv Malik est péremptoire. Lui qui a grandi dans la banlieue de Leeds, à deux rues d'un des kamikazes du 7 juillet, a vu comment le Hizb ut-Tahrir, ce parti islamiste qui rêve d'instaurer le califat sur la Terre, et al-Muhajiroun, le mouvement (aujourd'hui officiellement dissous) dirigé par le Syrien Omar Bakri, ont «perverti la quête d'identité de jeunes musulmans paumés», exactement de la même manière que le BNP (la version britannique du Front national) l'aurait fait pour des jeunes Blancs.

«Ces gens prêchent une idéologie raciste, qui prône la supériorité de la «nation musulmane», et qui combat toute assimilation», poursuit Shiv Malik. Chaque année, le leader d'Hizb ut-Tahrir, Imran Wahid, un «médecin» de Birmingham, rassemble des dizaines de milliers de personnes lors de grand-messes islamistes. En 2003, le thème de la rencontre était: «Britannique ou musulman?». Officiellement non violent, le parti n'affiche pas moins une incitation à tuer les infidèles en première page de son site internet. Quant à Omar Bakri, il n'a pas fait mystère de son recrutement de centaines de jeunes pour les camps de la «guerre sainte» en Tchétchénie, en Afghanistan, en Bosnie et ailleurs. Un de ses lieutenants a déclaré: «Nous avons beaucoup de francs-tireurs dans la rue, vous entendrez parler d'eux bientôt…»

Outre une tradition étatique de tolérance qui, selon de nombreux experts, a fini par jouer des tours au Royaume-Uni, l'autre problème réside dans l'acceptation de ces groupes par la communauté musulmane. «Ils portent la barbe, ils vénèrent le Coran, ils sont de bons musulmans, même s'ils sont un peu extrémistes, résume Shiv Malik. Tandis que ceux qui remettent en cause l'interprétation rigoriste du Coran, comme l'écrivain canadienne Irshad Manji, sont déconsidérés – le fait qu'elle soit lesbienne aggrave encore son cas.»

Le succès de ces mouvements repose aussi sur l'inadéquation des réponses fournies par la plupart des mosquées aux problèmes (identité, chômage, drogue, sexualité) des jeunes: «Dans les mosquées, tenues par des immigrés de première génération, des imams importés dissèquent le Coran mot à mot, dans une langue étrangère. Les jeunes (70% de la communauté musulmane a entre 14 et 35 ans), personne ne les écoute, sauf ces groupes qui savent exploiter leur soif d'appartenance.» Auteur à succès (Desperately Seeking Paradise, Journeys of a Sceptical Muslim), né au nord du Pakistan, Ziauddin Sardar ajoute: «Les jeunes générations se sentent impuissantes, incomprises. Leurs leaders sont issus d'une génération très conservatrice et conventionnelle, qui n'a aucun intérêt à remettre en question l'organisation de la communauté, ni à critiquer le gouvernement. Elle préfère s'asseoir sur son pouvoir et fermer les yeux sur les problèmes.»

La géographie de l'immigration a aussi son importance. La majorité des musulmans de Grande-Bretagne viennent du nord du Pakistan, de villages pauvres où règne le système de baradari, une fraternité très fermée où se règlent tous les problèmes de la société. Sa transposition, sa mutation dans une société occidentale qui repose sur les échanges et sur l'Etat social, ne lui laisse plus que ses caractéristiques les plus rétrogrades, comme les meurtres d'honneur, et l'omerta. Ces communautés, installées aux abords des grandes villes industrielles du nord de l'Angleterre, vivent en circuit fermé, souvent dans la pauvreté et l'obscurantisme, côte à côte avec leurs «hôtes», mais jamais mélangés.

Tout le contraire de Londres, comme le fait remarquer Yasmin Alibhai-Brown. A 55 ans, cette intellectuelle de gauche, née en Ouganda mais d'origine indo-pakistanaise, est l'une des voix les plus écoutées du mouvement progressiste musulman – elle a publié de nombreux livres et tient une chronique régulière dans The Independent. Dans un café d'Ealing, quartier ouest de Londres, elle dit sa colère contre les bigots qui lui ont confisqué son islam, «cette religion du cœur où personne ne doit s'arroger le droit d'intercéder entre Dieu et soi-même», contre les falots qui excusent tous les actes commis au nom de la religion, mais aussi contre la société britannique, qui «se félicite trop facilement d'être multiraciale, mais qui repousse encore l'ascension sociale des enfants de l'immigration». Le gouvernement en prend aussi pour son grade: «Quand Tony Blair a organisé sa réunion avec les leaders musulmans, il n'a pas invité un seul jeune, ni une seule personnalité critique. J'ai l'oreille des jeunes, des femmes en particulier. Pourquoi n'étais-je pas à Downing Street? Pourquoi aucun musulman progressiste, mais des barbus âgés et sans représentativité?» Yasmin Alibhai-Brown a sa petite idée: «J'ai dit et répété que je ne pouvais pas condamner le terrorisme islamiste sans ajouter une même condamnation contre la violence d'Israël, ou la guerre en Irak.» Le mot est lâché.