Nadir Boumendjel avait 8 ans lorsque son père, l’avocat et militant du Front de libération nationale (FLN) Ali Boumendjel, est enlevé par l’armée française, puis torturé et assassiné. Ce médecin gériatre établi à Genève – et citoyen suisse – a suivi de près la reconnaissance par la France de ce crime, officialisée le 2 mars par un communiqué présidentiel d’Emmanuel Macron. Il revient pour Le Temps sur ce geste historique.

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Le Temps: Attendiez-vous depuis longtemps cette reconnaissance de la culpabilité de l’armée française, et du meurtre de votre père par le général Paul Aussaresses?

Nadir Boumendjel: Depuis la publication du rapport récent de l’historien Benjamin Stora sur la mémoire de la colonisation et de la guerre d’Algérie, nous savions que cette reconnaissance interviendrait. Stora est un ami de la famille, et l’une de ses recommandations demandait explicitement que cette reconnaissance de l’assassinat de mon père, l’avocat Ali Boumendjel, intervienne rapidement. Je l’ai appris pour ma part par un SMS de ma sœur. Et ma première réaction a été… incendiaire.

Il était pour moi hors de question que nous demandions quoi que ce soit à la France sur ce sujet. Il fallait que le geste vienne de la République, car sur ce crime, tout est connu: l’assassinat a été avoué, les commanditaires étaient connus. Je redoutais la manœuvre électorale d’Emmanuel Macron et je trouvais cela scandaleux. Puis nous en avons parlé au sein de la famille. Nos enfants nous ont reproché, à nous les «anciens», d’être toujours otages du souvenir de la guerre. Ils nous ont dit rechercher, grâce à cette décision, une sérénité indispensable pour leur avenir. J’ai donc changé d’avis et j’ai tenu à ce que soient eux, cette nouvelle génération, qui se rendent à l’Elysée.

La France et votre famille ont destin lié. Vos enfants y habitent. Votre grand-père a combattu à Verdun, durant la Première Guerre mondiale. Comment s’extirper d’une pareille histoire? Comment faire le tri?

Le destin de mon grand-père résume la fraternité et la douleur qui nous relient à la France et qui expliquent pourquoi je tiens tant à ce que la reconnaissance du meurtre de mon père, en pleine bataille d’Alger en 1957, soit associée à la mémoire de tous les disparus. Mon grand-père avait combattu en 14-18. Il en avait ramené la médaille militaire, mais il était surtout revenu amputé des deux bras. Il avait obtenu la nationalité française sur le champ de bataille, en combattant pour la République! Il avait nommé sa première fille Suzanne en signe de reconnaissance envers ce pays qu’il considérait comme le sien. Et que s’est-il passé durant la guerre d’Algérie? Les militaires français l’ont arrêté et l’ont tué. Ils ont balancé son corps de vétéran, et arrêté aussi André, l’autre fils à qui il avait donné un prénom français. Voilà, résumé, tout le drame algérien. Cette douleur-là ne peut pas s’effacer. Il est important de souligner aussi que le jour de son enlèvement à Alger, mon père revenait du Congrès mondial pour la paix. A Paris, le président du conseil de l’époque, Guy Mollet, était socialiste. Son ministre de la Justice était François Mitterrand… Que dire de plus?

Vous avez la nationalité suisse. Vous êtes arrivé dans le pays lors de la guerre civile qui a déchiré l’Algérie au début des années 90. Votre regard helvétique donne-t-il plus de distance sur ces crimes et sur l’histoire franco-algérienne?

Mon histoire est celle des guerres qui se sont succédé en Algérie. Au début des années 90, alors que les islamistes venaient de remporter le premier tour des élections et que l’armée a pris le pouvoir, tout a dégénéré. J’étais médecin-conseil de l’ambassade de Suisse à Alger et nous avons dû partir à la hâte pour nous retrouver à Lausanne, pris en charge par les services sociaux qui nous ont apporté une aide dont je suis infiniment reconnaissant aujourd’hui encore.

J’ai repris mes études de médecine. J’ai repassé tous les concours. La morale de notre histoire est que nous ne sommes pas prisonniers de notre destin, mais que le devoir de mémoire ne vous quitte jamais. La vision politique de l’extrême droite, de toutes les extrêmes droites dans le monde, véhicule le sentiment de peur et attise la haine de l’autre. Il faut que les gens de bonne volonté se rendent compte que cette vision n’apportera que la guerre. Mon père, assassiné au nom de l’ordre colonial insupportable, était un homme de paix.

Cette reconnaissance solennelle du meurtre de votre père par Emmanuel Macron, c’est un début? D’autres actes doivent suivre?

Cette reconnaissance, d’abord, n’est pas isolée. Nous avons tenu à y associer la mémoire de trois autres disparus, dont Selhi Mohand, un ami de mon grand-père, et aussi mon oncle, afin qu’ils soient tous concernés par cette réparation symbolique. Nous ne demandons pas le pardon, mais la vérité, la reconnaissance de faits historiques qui font honte à la France. Il y a eu de grands Français durant la guerre d’Algérie et nous ne l’oublions pas. Nous avons d’ailleurs suivi ma mère en France après l’assassinat, accueilli par la famille de l’ancien ministre André Philip, l’un des 80 députés à avoir refusé de voter les pleins pouvoirs au maréchal Pétain en 1940, pilier de la Cimade, une association d’entraide protestante créée au début de la Seconde Guerre mondiale. Cette fraternité franco-algérienne nous a sauvé la vie.

Mais la France, ce fut aussi l’OAS et ses tueurs venus à Alger pour nous éliminer. Trois bombes posées devant notre villa. Des tueurs postés devant notre porte pour nous mitrailler. Nous avons alors évité la mort en nous réfugiant dans la cave, avant de prendre le chemin de l’exil. Il faut se bagarrer maintenant pour que la page des hommes indignes soit définitivement tournée. Cela vaut pour la France comme pour l’Algérie, où la colère du peuple se traduit dans le «Hirak», le mouvement de manifestations de masse qui se poursuit.


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