Edi Rama: «Ne laissez pas l’Albanie rechuter»

Albanie Le premier ministre socialiste plaide pour l’intégration de tous les pays des Balkans dans l’Union européenne

Interview exclusive

Le 24 juin dernier, l’Union européenne a accordé, après des années d’attente, le statut de candidat à l’Albanie. Tirana espère désormais une ouverture des négociations avant la fin de l’année, mais le processus s’annonce déjà long et difficile. Dans une interview exclusive au Temps, le premier ministre socialiste et ancien maire de la capitale (2000-2010), Edi Rama, réaffirme l’engagement européen de son pays et plaide pour l’intégration de l’ensemble des Balkans dans l’UE.

Le Temps: Vous êtes conscient que l’Europe à laquelle vous aspirez est aujourd’hui frappée par la crise économique et un scepticisme sans précédent?

Edi Rama: Les eurosceptiques et les nationalistes ne sont pas particulièrement contre l’adhésion de l’Albanie. Ils sont contre le projet européen en soi. Ils rêvent de sortir de l’UE, mais aussi de sortir de l’Histoire tout court. Les Bal­kans ne sont que des dommages collatéraux. Cela dit, je ne pense pas que la montée des sentiments anti-européens soit uniquement liée à la crise économique. C’est aussi la conséquence d’un vide laissé dans le débat public par les forces pro-européennes elles-mêmes. Dans des pays comme l’Allemagne et l’Italie, les partis traditionnels n’ont pas connu de débâcle au dernier scrutin européen parce qu’ils ont continué à se battre avec leurs propres cartes. Tandis qu’ailleurs, les pro-européens et les modérés ont choisi d’aller sur le terrain des extrémistes. C’est ainsi que les électeurs ont préféré l’original à la copie.

– La corruption, la criminalité organisée, l’immigration clandestine… Vous savez très bien ce qui fait peur aux Européens quand on parle de l’Albanie. Qu’est-ce que vous leur dites pour les rassurer?

– Je n’ai pas besoin de les rassurer car ils ne courent aucun danger. Il s’agit d’un cocktail fait de demi-vérités et d’hyperboles. Dans le dernier rapport sur la corruption en Europe, l’Albanie et les Balkans ne représentent qu’une goutte dans l’océan. Ce n’est pas pour dire que nous n’avons pas de corruption, loin de là. Chez nous, elle est même partout – mais à un petit niveau. Alors que dans les grands pays européens, elle est au cœur du système, là où le simple citoyen ne peut pas la voir. Il faut des scandales retentissants pour qu’elle ressorte à la surface.

La criminalité? C’est la principale raison de vouloir plus d’Union… Je ne connais pas de grand groupe criminel spécifiquement albanais: il s’agit d’un phénomène international et polyglotte. Qui peut imaginer aujourd’hui pouvoir combattre cette criminalité toujours plus globale en se refermant sur soi? Les Européens doivent comprendre qu’il existe déjà une Europe des mafias: elle ne vote pas, n’est représentée dans aucune institution et n’est pas élue mais cette Europe-là fonctionne avec beaucoup d’efficacité.

– Et la libre circulation? Certains pays, comme le Royaume-Uni, mettent des restrictions supplémentaires à des pays déjà membres de l’UE, comme la Bulgarie et la Roumanie… Que dire des Albanais!

– Arrêtons de fermer les yeux sur une réalité pourtant simple: sans les immigrés, les grands pays ne seraient pas ce qu’ils sont aujourd’hui. Les immigrés ne privent pas les autochtones de leurs moyens de subsistance – c’est Hitler qui disait ça à propos des Juifs – mais font un travail que les locaux ne veulent souvent pas faire. Sans parler de leur contribution à l’économie grise de l’UE. Il y a aussi, certes, l’autre côté de la médaille: la criminalité. Ceux qui ne trouvent pas de travail sont une cible facile pour les réseaux. Sans boulot et avec un visa expiré on se retrouve coincé – et donc plus enclin à rentrer dans l’illégalité. C’est pour cela que depuis l’abolition du régime des visas il y a beaucoup moins de problèmes avec les Albanais qui sont, d’ailleurs, plus enclins à rester chez eux. Grâce à la liberté de circulation justement.

– Tous vos voisins – le Kosovo, mais aussi la Macédoine, le Monténégro et la Serbie – comptent d’importantes communautés albanaises. Ressentez-vous une responsabilité particulière à leur égard?

– Oui, c’est d’ailleurs inscrit dans notre Constitution. Ces Albanais représentent un immense potentiel humain et un facteur de paix fondamental dans les Balkans. Tous l’ont prouvé, à leur façon, après l’éclatement yougoslave. Quant à l’Albanie, contrairement à ce que l’on dit, nous ne sommes pas un pays musulman mais un pays européen dans lequel vivent côte à côte des musulmans et des chrétiens. Et ce malgré les souffrances que nous a infligées un régime totalitaire particulièrement brutal.

– La Grande Albanie est un mythe?

– Ecoutez. Il y a exactement cent ans, la Première Guerre mondiale est partie d’ici, des Balkans. En 2014, nous avons, enfin, la paix. Non pas parce que nous sommes devenus des anges, mais parce que nous aspirons tous au même idéal: l’Europe. Cet idéal a renvoyé aux oubliettes tous ces projets de «Grande Albanie», de «Grande Serbie» et de je ne sais quoi encore: ici, tout le monde, à un moment ou à un autre de son histoire, a été pris de la folie des grandeurs. J’espère seulement que cet horizon européen ne va pas s’éloigner au fur et à mesure que l’on s’en approche, parce que nous pouvons facilement rechuter dans le passé. Dans les Balkans, c’est d’ailleurs ce que nous savons faire de mieux…

– L’Albanie n’a pas participé à la dernière Coupe du monde de football… Vous avez quand même suivi la compétition?

– Oui, comme tout le monde ici. Vous savez peut-être que tous les Albanais étaient derrière la Suisse, à cause des nombreux joueurs d’origine albanaise qui y évoluent. Nous y avons donc joué, par procuration certes, mais joué quand même! Et bien joué. D’ailleurs, est-ce que l’équipe suisse serait arrivée à ce niveau de la compétition sans les Albanais? Voici encore un bel exemple de ce que l’immigration peut apporter à un pays.