Ici, les photos de deux bébés affreusement blessés après une attaque russe menée jeudi à proximité de la ville syrienne d’Alep. Là, des images de camions éventrés la veille par des bombes, dont le contenu se déverse dans la rue: il s’agissait d’un convoi d’aliments, organisé par les réseaux qui continuent d’aider les civils syriens. Là encore, un quartier dévasté par des dizaines de barils d’explosifs largués d’hélicoptères de l’armée, dans la petite ville de Daraya, à proximité du centre de Damas. Des centaines d’activistes, témoins, parents, tous munis d’un simple téléphone, continuent de rendre possible le suivi au quotidien de la guerre en Syrie, pratiquement en direct. Or ces témoignages le confirment: l’intensification des bombardements contre l’organisation de l’État islamique (EI, ou Daech), menés aussi bien par la Russie que par les Etats-Unis ou par la France à la suite des attentats de Paris, le 13 novembre, n’empêche pas les horreurs de se poursuivre ailleurs.

C’est dans ce contexte que François Hollande continue d’oeuvrer à une hypothétique mue stratégique de la France en Syrie. Un seul dossier au programme de cette tournée qui conduisait jeudi le président français à Moscou, après qu’il s’est arrêté à Washington: sinon l’établissement d’une «grande coalition» contre Daech, du moins une plus grande «coopération» entre Russes et Français en matière militaire. Et, en toile de fond, cette question, qui revient comme une ritournelle et qui a, elle aussi, gagné en intensité à la faveur des attentats de Paris: faudra-t-il s’accommoder, ne fût-ce que temporairement, de la présence du président syrien Bachar el-Assad dans un éventuel règlement politique afin de faire progresser la lutte contre les djihadistes de Daech?

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Les photos qui montrent les méthodes utilisées sur le terrain par les armées russe et syrienne suffiraient à elles seules à démontrer que la question n’est pas anodine. Elle est en réalité affaire de vie ou de mort, aussi bien au sens propre que figuré. Hier, à Istanbul, l’ensemble du Comité politique de la Coalition nationale syrienne (CNA, opposition soutenue notamment par la France), n’en finissait plus de tourner la question dans tous les sens. «Je ne peux rien vous dire. Pas un seul mot. Les débats sont trop compliqués», affirmait au téléphone Hisham Marwah, vice-président de la coalition, entre deux rounds de discussions.

Une «traîtrise» de la France? Personne ne peut se résoudre à le penser, au sein de cette «opposition modérée» qui reste officiellement pour Paris et les Occidentaux le seul interlocuteur «légitime» sur la question syrienne. Mais la panique n’est pas loin: la Russie, aujourd’hui, est le seul acteur dont la stratégie soit claire. Et ce, aussi bien sur le plan militaire que diplomatique. C’est elle qui mène le bal, a fortiori à la suite des attentats du 13 novembre. Face à cette détermination russe, la marge est étroite. «La question la plus importante pour l’opposition, aujourd’hui, c’est de savoir comment concilier les affaires militaires et le travail diplomatique. Elle a du pain sur la planche», explique Haytham Manna, un opposant syrien «historique», plutôt bien vu du côté russe.

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Du point de vue militaire, les choses sont entendues. Malgré l’unité de façade contre Daech, la Russie consolide jour après jour son propre objectif, qui est celui de stabiliser le pouvoir du clan Assad. «Son plan comporte trois phases, explique une source diplomatique très proche du dossier. D’abord «sécuriser» les positions, autour de Damas et de Lattaquié (les deux fiefs alaouites d’Assad). Ensuite, s’en prendre à l’opposition «acceptable» (et notamment à la CNA et à l’Armée syrienne libre) pour l’anéantir. Enfin, face au seuls djihadistes, faire apparaître le régime comme la seule option possible et, surtout, garantir la présence russe sur le long terme.»

Dans cette optique, même s’il n’est que l’instrument de visées plus larges, le régime d’Assad est essentiel dans le plan russe. «La Russie ne peut pas encourager l’arrivée d’un pouvoir syrien qui remettrait en cause son propre rôle dans le pays», résume Samir Altaqi, un analyste d’origine syrienne établi à Doha.

Mais en matière diplomatique, la Russie avance aussi. L’un des thèmes de la réunion de la CNA à Istanbul était de savoir à quelles conditions elle accepterait de participer à une réunion cruciale qui doit se tenir en Arabie saoudite en décembre. Le but? Trouver un accord pour désigner les composantes de l’opposition qui, le jour venu, formeront une délégation conjointe à même de mener des «consultations» avec les adversaires désignés par le régime, tout cela sous les auspices de l’ONU. La Russie a déjà établi sa propre liste d’opposants agréés. Ici aussi, elle a un coup d’avance. En face, les divisions de l’opposition sont telles qu’une date n’a pas même été fixée pour la réunion de Riyad.