Libéré de prison en 1990, Nelson Mandela est devenu quatre ans plus tard le premier président noir d’Afrique du Sud, un mandat qu’il a assumé jusqu’en 1999. Grand spécialiste français de l’Afrique et professeur invité à l’Institut universitaire de hautes études internationales et du développement (IHEID) à Genève, Jean-François Bayart décrit la révolution qui a alors eu lieu.

Le Temps: Quel est le principal héritage de Nelson Mandela?

Jean-François Bayart: Nelson Mandela a incarné comme résistant puis comme président une conception universaliste de la citoyenneté en Afrique. Une position remarquable puisqu’il est issu d’un système qui est l’incarnation particulièrement violente du contraire, soit d’une conception ethnique de la citoyenneté. Nelson Mandela aurait pu incarner la vengeance des Noirs sur les Blancs. Or d’emblée, dès sa sortie de prison, il prend le parti inverse. Quand il sort de la maison où il était assigné à résidence, il tend la main à un Blanc présent dans la foule qui l’accueille. C’est là un geste d’autant plus fort qu’au même moment la conception ethno-confessionnelle de la citoyenneté triomphe dans d’autres régions d’Afrique, au Kenya, en Côte d’Ivoire, au Congo. En 1994, année où l’Afrique du Sud porte au pouvoir Nelson Mandela, un parti hutu lance le génocide des Tutsis au Rwanda.

– Comment Nelson Mandela a-t-il convaincu ses compatriotes de choisir l’universalisme contre le communautarisme?

– Il y est parvenu en défendant une aspiration très forte d’une partie de la société sud-africaine, une société complexe, très urbanisée, où des Blancs et des Noirs s’étaient côtoyés avant l’instauration de l’apartheid, où un christianisme vigoureux a encouragé la conception universaliste de la citoyenneté. Si la minorité afrikaner avait une lecture racialiste de la Bible, de nombreux chrétiens prônaient le contraire au nom de l’amour, de la fraternité et de l’égalité entre les hommes. Le combat entre universalistes et communautaristes a divisé l’Afrique du Sud tout au long du XIXe et du XXe siècle. Il a divisé dans des proportions diverses les Afrikaners, les anglophones et même les Noirs, parmi lesquels les élites des bantoustans ont joué la carte du différentialisme racial. Cet affrontement a eu des prolongements dans une autre partie du monde. L’Afrique du Sud a joué un rôle important dans la conscientisation politique du Mahatma Gandhi. Le nom du parti de Nelson Mandela, le Congrès national africain, renvoie d’ailleurs au parti indien du Congrès, qui promouvait aussi, à l’heure de l’indépendance, une conception universaliste de la citoyenneté – un combat perdu dans le sous-continent, puisque le communautarisme y a imposé la partition.

– Quelle part du succès revient-elle à Nelson Mandela?

– Nelson Mandela a été habile, visionnaire et digne. Habile, parce qu’il a agi avec beaucoup de fermeté mais aussi de tact. Visionnaire, parce qu’il a porté le projet de dépasser les violentes contradictions raciales, politiques et sociales dont il avait lui-même payé le prix dans sa chair et dans sa liberté. Et digne parce qu’il a su garder constamment, y compris pendant sa captivité, une élégance de grand bourgeois britannique. Or la dignité est un aspect fondamental du nationalisme africain au sens large du terme. La lutte anti-coloniale a sans doute visé le recouvrement de la souveraineté. Mais elle a plus fondamentalement encore recherché la reconquête de la dignité. Et Mandela, mieux que d’autres, a personnifié cet impératif.