Né en 1918 à Qunu, un village «xhosa» (sud-est de l’Afrique du sud), Nelson Mandela est prophétiquement baptisé Rolihlahla, «le fauteur de troubles». C’est son institutrice qui lui donne son prénom anglais. De lignée royale, il est promis au rôle de conseiller du roi des Thembu, comme son père. Quand ce dernier décède, le roi accueille le jeune garçon de 9 ans sous son toit. Il lui enseigne qu’un chef ne doit jamais se mettre en avant et doit prendre les décisions par consensus, après de longues palabres, une leçon que Mandela retiendra.

Dans ses mémoires, «Un long chemin vers la liberté», il se décrit lui-même comme un enfant «introverti et sérieux». A l’école méthodiste, où il devient pensionnaire à 12 ans, il découvre la culture anglaise et une rigueur morale, qui le marquera pour la vie. En 1939, il entre à Fort Hare, la seule université noire du pays. Très fier dans son costume élégant, le jeune prince commence «à réaliser qu’un Noir n’avait pas à accepter les dizaines d’affronts mesquins qu’on lui infligeait chaque jour». Il est expulsé de l’université pour avoir soutenu un boycott des étudiants : «J’aurais dû accepter un compromis, mais j’en étais incapable».

Mandela est fier, déterminé et courageux. En 1941, il défie son père adoptif, le prince régent: il a 23 ans et refuse un mariage arrangé. Il fuit à Johannesburg et connait, pour la première fois, la misère. «Je passe des journées avec une seule bouchée dans le ventre», dit-il. A la fac de droit de Johannesburg, où il est le seul étudiant africain, il se lie d’amitié avec ses condisciples blancs et indiens, communistes. Mais si Nelson est devenu Mandela, c’est grâce à son voisin à Soweto, Walter Sisulu. L’intellectuel brillant et autodidacte jouera pendant cinq décennies le rôle de mentor politique de son cadet. C’est sous son influence que Mandela s’affilie à l’ANC en 1944. «Avoir un bon salaire et réussir ma carrière n’étaient plus mes buts ultimes», dit-il dans ses Mémoires. En 1948, Sisulu, Mandela et l’avocat Oliver Tambo renversent la direction de l’ANC, jugée trop modérée, face au parti national des Afrikaners qui a gagné les élections de 1948 (réservées aux Blancs).

Mandela est arrêté, en 1952, lors de la première grande campagne de résistance passive. Le véhément avocat de 34 ans a pris la tête des manifestations de masse contre la ségrégation raciale mise en place par le régime d’apartheid. «La campagne m’avait libéré de tout sentiment de doute ou d’infériorité», raconte-t-il. Libéré, il est interdit de réunion et assigné à résidence à Johannesburg: c’est le premier d’une longue série de «bannissements».

La même année, Mandela ouvre avec Tambo le premier cabinet d’avocats noirs du pays. Alors vice-président de l’ANC, il est happé par la politique. Et volage: il aurait eu plusieurs enfants qu’il n’a jamais reconnus. Il délaisse son épouse Evelyne Mase et leur trois enfants. Cette dernière l’accuse de violence, rapporte l’auteur David Smith («Young Mandela»). Après le divorce, il tombe fou amoureux d’une jeune assistante sociale, Winnie. Il l’épouse en 1958. Le couple aura deux filles, qu’il ne verra pas grandir.

A cette époque, la répression du régime d’apartheid se durcit. De 1957 à 1961, Mandela et 155 autres opposants sont jugés pour haute trahison. Ils sont finalement acquittés. Après le massacre de Sharpeville en 1960 (69 morts), l’ANC est interdite. Le «combattant de la liberté» passe à la clandestinité et prend les commandes de la nouvelle branche armée de l’ANC, «Umkhonto we Sizwe» ( la «Lance de la nation »), qui commet son premier attentat contre des pilonnes électriques en décembre 1961.

En 1962, le fugitif voyage à Londres et dans 15 pays africains. Il suit un entraînement militaire. Douze jours après son retour clandestin en Afrique du sud, la police arrête celui qu’elle considère comme un «dangereux terroriste». Il est jugé avec 7 autres hauts dirigeants de l’ANC pour tentative de renversement du gouvernement par la force. «J’ai lutté contre la domination des Blancs et j’ai lutté contre la domination des Noirs. Mon idéal le plus cher est celui d’une société libre et démocratique dans laquelle tous vivraient en harmonie et avec des chances égales. Si cela est nécessaire, c’est un idéal pour lequel je suis prêt à mourir», déclare Mandela, lors de sa célèbre plaidoirie. Ils échappent de peu à la peine de mort et sont condamnés à la prison à vie.

En 1964, les portes de Robben island se referment sur Mandela. Le régime carcéral est inhumain. Les prisonniers n’ont droit qu’à deux lettres annuelles à leur famille proche. «Chaque fois que je vois que tu souffres, je suis torturé par un sentiment de culpabilité et de honte», écrit-il à Winnie. Après sa libération, Mandela ne pourra jamais nouer des relations satisfaisantes avec ses enfants.

Derrière les barreaux, «le plus célèbre prisonnier du monde» apprend à dompter ses émotions. Il s’impose à tous par son calme, son autorité morale. Mandela et ses camarades étudient par correspondance et transforment la prison en université improvisée. Les discussions sont parfois vives et les futurs leaders du pays apprennent les vertus du dialogue, y compris avec l’ennemi, incarné par les gardiens de prison. «Il n’y a rien de mieux qu’un long séjour en prison pour arriver à une appréciation plus juste des réalités de la société», dit-il. En 1982, il est transféré dans une prison plus confortable au Cap. La campagne internationale «Libérez Mandela », les sanctions contre le régime et le soulèvement des townships forcent Pretoria à négocier secrètement avec Mandela en 1987, qui rencontre le président Pieter W. Botha, deux ans plus tard. Son successeur Frederik De Klerk ordonne enfin sa libération, le 11 février 1990.

Un homme amaigri de 72 ans, aux cheveux grisonnants, dont personne n’a vu le visage depuis vingt-sept ans, fait ses premiers pas d’homme libre, aux côtés de Winnie. Devant les caméras du monde entier, il appelle à l’unité du pays. Il ne montre aucun signe de colère ou d’amertume. Il se joue aussitôt de son immense célébrité : «On me voit comme un «demi dieu» mais je ne suis qu’une pince à linge où accrocher toutes les aspirations de l’ANC». Il aspire à «retrouver une vie normale» dans sa maison de Soweto. Mais il déchante vite. Le temps et les controverses ont raison de son mariage avec Winnie. En 1992, c’est la séparation, puis le divorce.

«Madiba» (son nom de clan xhosa), comme l’appellent affectueusement les Sud-Africains, se console en multipliant les bains de foule. Il apprécie tout particulièrement la compagnie des enfants: «Je veux tous vous mettre dans ma poche.» Avec sa simplicité désarmante et son humour, «il a une habileté exceptionnelle à faire en sorte que chaque personne qui le rencontre se sente spéciale», a dit de lui l’ancien président De Klerk. C’est dans ces contacts individuels que «Tata» (papa en xhosa) déploie un charisme inégalable. Il n’oublie jamais de saluer les «petites» gens, serveurs ou portiers.

Pendant la transition, Mandela supervise les négociations avec le parti national. Ses relations sont tendues avec De Klerk, dont les proches soutiennent les attaques meurtrières du parti zoulou Inkhata contre l’ANC. Le 10 décembre 1993, les deux hommes partagent le Prix Nobel de la paix, au grand dam de l’ancien prisonnier. Malgré ce climat de violence, renforcé par les attentats de l’extrême droite afrikaners, le «père de la nation» s’en tient à sa méthode: inclure tout le monde dans les négociations. Le 27 avril 1994, les premières élections multiraciales ont lieu dans un calme étonnant. Le monde entier acclame le «miracle sud-africain».

Le 10 mai, à Pretoria, le plus grand rassemblement de chefs d’Etat depuis l’assassinat de John F.Kennedy en 1963 assiste à l’intronisation du premier président noir du pays. Mandela laisse la gestion du gouvernement à son vice-président, Thabo Mbeki, et se consacre à la mission de toute une vie: la réconciliation. Il multiplie les gestes symboliques, comme lorsqu’il rend visite à la veuve de l’ex président honni, Hendrik Verwoerd. «Je voulais que l’Afrique du sud voie que j’aimais mes ennemis, tout en haïssant le système qui avait fait naître notre affrontement.» Quand, en 1995, il descend dans le stade d’Ellys Park, en portant le maillot de l’équipe sud-africaine qui vient de remporter la Coupe du monde de rugby (le sport symbole de l’apartheid), les Afrikaners lui font un triomphe. La victoire des Springboks est le premier événement qui unit la nation «arc-en-ciel». La «magie Mandela» a opéré. Il a réussi à apaiser les craintes des Blancs. Mais lui-même a été déçu par leur manque d’empressement à participer à la commission «vérité et réconciliation» (1996-2003).

En 1998, Mandela, tombe amoureux, à 80 ans, de Graca. De vingt-quatre ans sa cadette, la veuve de l’ancien président mozambicain Samora Machel veut «l’aider à faire les choses qu’il aime, comme un être humain, et pas uniquement ce qu’on attend de lui».

L’année suivante, le vieux sage renonce à un second mandat de président. Un exemple pour l’Afrique. Il n’intervient plus dans les débats, à l’exception du sida: en 2002, il se démarque publiquement des vues de son successeur Mbeki. Ce sont des «années folles», selon son assistante Zelda La Grange, avec une moyenne de 5 rencontres par jour. Mandela se fait photographier aux côtés d’innombrables hommes politiques et de chefs d’entreprise, qui contribuent à ses Fondations (construction d’écoles, de cliniques, lutte contre le sida, etc.). L’homme politique le plus populaire au monde a toujours utilisé son prestige pour récolter des fonds, auprès même de dirigeants controversés, comme l’ex-président indonésien Suharto, qui lui avait donné 10 millions de dollars en 1990, en échange de son silence sur la répression à Est-Timor. Mandela a ainsi pu aider l’ANC, sa famille, et ses «camarades». A l’actuel président Jacob Zuma, réputé corrompu, il a donné 100 000 euros en 2005. On évoque rarement le manque de transparence de ces «cadeaux», qui ont favorisé le développement de la corruption en Afrique du sud. Mandela s’est aussi laissé entrainer dans des opérations douteuses, comme la vente de soi-disant aquarelles de Robben island, signées de sa main, organisée par son avocat personnel Ismaël Ayob et deux de ses filles. «Il a tendance à faire trop confiance aux gens», reconnait son ami, Ahmed Kathrada.

«Ne m’appelez plus, c’est moi qui vous appellerai si j’en ressens le besoin», annonce le vieil homme, en 2004. «Permettez-moi de me reposer, même si beaucoup d’entre vous doivent penser qu’après avoir passé vingt-sept ans sur une île, on n’a pas besoin de repos.» Souffrant des genoux, il peine à marcher et ses apparitions publiques se font de plus en plus rares. La dernière remontait à juillet 2010, lors de la finale de la Coupe du monde de football, où il salue une foule en délire. En juillet 2011, Khulu (grand père) s’était retiré dans sa maison de Qunu, réplique de celle où il avait passé sa dernière année de détention dans la prison de Victor Verster, près du Cap. Depuis l’été dernier, sa santé chancelante l’avait obligé à revenir à Johannesburg, où il a subi trois hospitalisations pour infection pulmonaire qui ont conduit, jeudi soir, à l’issue fatale.