La Suisse en mieux (1/4)
Lors d’une naissance en Norvège, les parents bénéficient d’un total d’un an de congé payé pour rester tour à tour avec leur enfant. Les pères ont un quota de congé à prendre, un minimum de quatre mois, imposé par l’Etat

La Norvège fait-elle tout mieux? «Le Temps» publie un reportage en Norvège pour mieux comprendre les réalités d'un modèle inspirant pour la Suisse. Premier des quatre volets.
Lire notre éditorial: En Norvège, rien ne va de soi
Soudain, un de vos interlocuteurs norvégiens, cheveux blancs sur mine de vieux Viking, vous retourne la question: «Et en Suisse?» Vous sentez monter une drôle de honte à lui expliquer la situation helvétique du congé pour jeunes parents, soit bientôt deux semaines pour le père et 14 pour la mère. Il éclate de rire. «Ah oui, c’était comme ça de mon temps»: et vous comprenez que «son temps» ne date pas d’hier.
En 1977 déjà en Norvège, les pères pouvaient piocher dans les 18 semaines de congé accordées aux parents pour rester à la maison avec leur enfant, et depuis 1993, un quota spécifique pour les papas a été introduit dans un souci d’égalité entre les hommes et les femmes au travail et dans la sphère familiale. La dernière réforme date de cette année et répartit le temps avec l’enfant de la manière suivante: trois semaines à la naissance pour le couple, puis 15 semaines pour la mère, 15 semaines pour le père et 16 semaines à se répartir comme bon leur semble. La contrainte existe: si le père n’utilise pas ses congés – c’est le cas de 10% des Norvégiens – les 16 semaines sont perdues pour tout le monde. Il s’agit la plupart du temps de situations où l’homme a un très haut salaire qui subvient aux besoins du couple.
Coupable de retourner au travail
Il est 15h20 à Oslo, l’heure pour le soleil de décembre d’aller se coucher. Dans le quartier branché de Grunerløkka, repaire des cafés «hygge» – l’art désormais fameux du cocooning à la scandinave –, Annabelle et Vetbjørn Tveiterås s’apprêtent à aller chercher leur fille Amanda de 20 mois au jardin d’enfants. Les jeunes trentenaires ont tous deux désormais épuisé leur «mammaperm'» et «pappaperm'», diminutif de «permisjon», qui désigne le congé parental. Vetbjørn fait partie des 16% de papas norvégiens qui utilisent plus que leur quota imposé, ce qui implique qu’Annabelle a dû retourner au travail plus tôt que l’avaient fait ses quatre sœurs. «C’est la limite du système actuel», explique la longiligne Scandinave en enfilant sa parka. «J’ai mal vécu le fait de me détacher de ma fille à 7 mois seulement, je me sentais coupable et avec le stress du retour dans le monde professionnel j’ai arrêté d’allaiter à ce moment-là. C’était trop tôt et j’en éprouve encore de la honte.»
Pendant le congé, le salaire est payé par l’Etat à l’employeur, qui le reverse ensuite à l’employé, ou le reçoit directement s’il est indépendant. Celui-ci touche 100% de sa fiche de paie habituelle, jusqu’à 6700 francs suisses. Pour les salaires plus élevés, c’est à l’entreprise de décider si elle complète cette somme, ce qu’elle fait la plupart du temps. Les couples peuvent décider de rester ensemble à la maison, mais dans ce cas, évidemment, le temps du congé parental diminue de moitié. L’Etat norvégien a l’obligation d’offrir une place de crèche pour chaque enfant à son premier anniversaire. Les coûts sont incroyablement bas comparativement à la Suisse, 300 francs mensuels pour un placement à 100%. Proposition alternative: si l’un des deux parents veut rester avec l’enfant entre sa première et sa seconde année, l’Etat l’aide à hauteur de 750 francs suisses par mois.
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Un père présent
Si Vetbjørn a souhaité s’occuper davantage de sa fille que l’Etat lui demandait, c’est qu’il a lui-même eu un modèle paternel très présent, explique-t-il. «Ma mère adorait son travail, elle était prof au collège et mon père jouait beaucoup avec nous. A mon tour, j’ai envie de passer le plus de temps possible avec ma fille.» A l’arrivée au Barnehage, le jardin d’enfants à deux rues enneigées de leur immeuble, Amanda demande aussitôt les bras de son papa. «C’est le résultat du congé paternité», rigole Annabelle en passant la main dans les cheveux de sa fille. Sur la grande place de jeu de la garderie, les enfants sont tous en parkdress, combinaison tout terrain qui leur permet – ce jour-là à -6 degrés – de jouer dehors comme si de rien n’était.
A la maison, les piles d’habits sont pliés dans le salon. Le couple de mariés répond d’une seule voix que les tâches ménagères sont réparties de façon équilibrée. «Il y a tout de même un problème lié au fait que la mère prend en premier son congé maternité, relève Annabelle. Lorsqu’elle laisse le bébé sous la surveillance exclusive du père au bout de quelques mois, elle lui fait énormément de recommandations, si ce n’est de commandements. Car elle connaît mieux les besoins de son enfant, ou du moins le pense-t-elle. Souvent, les pères se retrouvent avec des listes de choses à faire, la mère doit apprendre à lâcher prise.» A ce point-là du reportage, on se dit que suisses ou norvégiens, les mamans et les papas ont décidément les mêmes préoccupations, qu’importe le système social mis en place dans le pays.
Les Vikars, un pied dans le monde du travail
D’ailleurs, que pensent les Norvégiens de leur politique familiale? «Certains critiquent le gouvernement qui cherche à tout contrôler, répond Vetbjørn, mais c’est le prix à payer. Si l’on regarde le résultat, comme les pères s’investissent davantage au sein des familles, on voit que c’est la bonne chose à faire.»
Autre avantage mis en avant par le couple: pour remplacer les employés absents, les postes de Vikar (remplaçant durant le congé parental) constituent souvent une première entrée dans le monde professionnel. Ce fut le cas de Vetbjørn et d’Annabelle. Il est l’heure de laisser la petite famille à ses occupations, ce soir Madame sort avec des amies pendant que Monsieur garde sa fille devant un plateau télé. Tout n’est pas si différent chez nos voisins d’Europe du Nord.
«Les pères sont passés d’aidant à la mère à coparent à égalité»
Elin Kvande est professeure de sociologie à l’Université de Trondheim en Norvège. Elle s’est spécialisée dans l’usage du congé parental des pères qui travaillent. Elle a mené des entretiens avec des pères au bénéfice du quota paternel de quatre mois et plaide pour que ceux-ci n’utilisent pas leur congé en même temps que la mère.
Le Temps: Elin Kvande, existe-t-il une culture norvégienne d’égalité entre les sexes dans l’éducation d’un enfant et les tâches domestiques, ou le modèle est-il imposé par l’Etat?
Elin Kvande: C’est intimement lié. L’Etat providence norvégien s’est concentré depuis de nombreuses années sur les qualités sexospécifiques. L’introduction d’un quota de congés pour les pères a été un tournant majeur. Avant cela, ils étaient beaucoup à «oublier» de prendre leurs jours. Grâce à cette obligation, les injonctions normatives de la paternité changent. On demande au père de s’occuper de ses enfants et de ne plus se cantonner au rôle de soutien de famille en tant que pourvoyeur de revenus. Le père est passé d’aidant à la mère à coparent à égalité.
Quel impact cette politique familiale a sur les carrières féminines? Un homme qui doit poser son congé paternité va être confronté aux mêmes appréhensions qu’une femme. Vais-je me faire piquer mes dossiers, mon remplaçant sera-t-il meilleur que moi, mes collègues vont-ils m’oublier? En cela, la politique familiale norvégienne est plus égalitaire lors du retour au travail. Les effets directs sont difficiles à isoler, mais je dirais que cela normalise le temps passé loin du travail lors du congé maternité. On fait moins attention au fait qu’une employée est mère.
Pourtant, une grande majorité de Norvégiens (près de 85%) laissent leur conjointe s’absenter deux fois plus de temps qu’eux du monde professionnel… Oui, le système de congé parental est aujourd’hui divisé en trois. Un bout pour le père, un pour la mère, et un troisième à partager. Je suis d’avis qu’il faut passer à un système strictement égalitaire, avec le même nombre de congés pour la mère et pour le père. Ce projet a été conseillé par une commission d’experts au parlement. Cela reviendra sur la table lors des prochaines élections nationales dans deux ans.
Cette politique publique fait-elle consensus dans les milieux économiques? Oui, elle est soutenue par les partis de gauche comme ceux d’extrême droite. Les associations d’employeurs ont aussi encouragé les pères à prendre leur congé paternité, cela fait désormais partie de notre culture. Selon les pères que j’ai interviewés dans mon étude, il est ressorti que les employeurs ont une attitude positive et des pratiques coopératives.
Quelles seraient selon vous les améliorations à apporter au système actuel? Je recommande que les parents ne prennent pas leur congé en même temps. La meilleure situation est celle où le père reste seul avec l’enfant après que la mère est repartie au travail. Quinze semaines, c’est long. Le père est transfiguré après cette expérience.
Quel regard portez-vous sur les pays comme la Suisse qui dans ce domaine semblent considérablement en retard sur vous? Je pense que l’imposition du quota pour les hommes en 1993 a fait beaucoup: les pères n’avaient pas conscience de l’ampleur des tâches liées aux enfants et à la maison. Et ce, même si beaucoup de mères travaillaient déjà. Il y a d’autres manières de faire: l’Allemagne a un système de congé parental qui fonctionne avec un bonus. Si le père prend son congé paternité, les parents bénéficient de trois mois de congé parental supplémentaires.