Ils sont deux. Deux navires de guerre russes qui viennent, en ce milieu du mois de juin, de franchir le détroit de Messine, entre Calabre et Sicile, en direction des bouches de Bonifacio. L’Amiral-Levchenko, une frégate spécialisée dans la lutte anti-sous-marine, navigue de conserve avec le Liman, un bateau espion consacré à la guerre électronique. Ostensiblement, à présent, le tandem approche de Toulon, la base des sous-marins nucléaires d’attaque (SNA) français. Les Russes évoluent juste derrière la limite des eaux internationales tracée à 12 milles nautiques de la terre, forts de la liberté des mers qui prévaut en pareilles zones. Intouchables, et provocants à dessein.

On ne l’apprendra que plus tard. Mais en ce début d’été, face à la Côte d’Azur, les deux bateaux russes ont, dans leur mouvement, livré un stupéfiant message : ils ont dessiné une vaste croix de Malte sur les eaux. A ce moment, la crise ukrainienne semblait pourtant marquer une pause. A Moscou, un communiqué officiel a avancé une justification à cette manœuvre d’intimidation. Il s’agissait de répondre à la France, qui, selon la partie russe, agit de manière similaire en envoyant dans la mer Noire face à la Crimée son bateau d’écoute, le Dupuy-de-Lôme.

«Prédateur des mers»

La démonstration n’a pas manqué de placer l’état-major français en alerte. D’autant qu’avec les marines de ses proches voisines, l’Italie et l’Espagne, la France partage la responsabilité d’assurer la sécurité de vastes portions de la Méditerranée. En pareil scénario, une partie de chasse s’organise. Dans les airs, où des avions de patrouille maritime surveillent les intrus. Mais aussi, plus discrètement, sous la mer. La Perle, un des six SNA de l’escadrille toulonnaise, a croisé la route des navires russes, recevant l’ordre de les pister. A bord, c’est aussitôt l’effervescence. Des marins sont appelés en renfort dans le poste central des opérations du bateau. Devant les écrans des sonars, la traque dure des heures. «Le sous-marin d’attaque est un prédateur des mers», aime rappeler le commandant de la Perle, Jérôme Colonna d’Istria.

Il faut oublier la légende sous-marine portée au cinéma dans le film de John McTiernan, A la poursuite d’Octobre rouge, ou la triste épopée du K-19. La guerre froide appartient au passé. Des navires militaires russes venus de Mourmansk effectuent régulièrement des escales à Toulon avant de gagner la Méditerranée orientale, et la Russie est devenue ces dernières années un partenaire.Tandis que les marines s’épiaient sans la moindre aménité en Méditerranée, des techniciens des deux pays échangeaient leur savoir-faire sur le port de Saint-Nazaire (Loire-Atlantique), où ce nouveau navire, le Vladivostok, conduit ses essais.

Pas d’ennemis ni d’amis

Mais, sous l’eau, pas d’ennemis ni d’amis. Vu d’un sous-marin, il n’existera jamais que des «navires d’intérêt» : des cibles dont il faut identifier la signature sonore et comprendre les intentions. Pour les SNA français, en mer, la vigilance n’a pas changé. Les «oreilles d’or» de la Perle, les analystes des émissions sonar, évoquent les poussées d’adrénaline de ces moments de traque. Vingt-cinq ans après la chute du mur de Berlin, ces experts poursuivent toujours le même Graal : la détection d’un sous-marin, qu’il soit russe ou américain.

La guerre sous-marine revient, à mesure que les nouvelles puissances de la planète, Chine en tête, acquièrent des flottes océaniques. On compte 500 sous-marins dans le monde et une centaine de plus entreront en service d’ici à 2020. «C’est sous l’eau que les choses se passent», assure une source militaire française. En plus de leurs dizaines de submersibles, les Etats-Unis mettent au point une nouvelle bête de guerre, le Zumwalt, un croiseur furtif amphibie, dont l’aspect évoque la science-fiction. Après avoir sombré à la chute de l’URSS, la marine russe, elle, fait de nouveau étalage de sa force. Ses sous-marins, selon les militaires français, ont retrouvé leur furtivité.

«Nos missions ont gagné en intensité depuis une dizaine d’années», confirme le commandant de la Perle. Les SNA sont les armes privilégiées des opérations littorales de renseignement. «Les moyens de guerre électronique sont désormais accessibles à de nombreux acteurs. Les sous-marins sont les seuls à pouvoir aller dans certains endroits sans se faire contre-détecter», explique un responsable de la marine. Images, interceptions de communications, repérage d’émissions radar : «Dans tous ces domaines les capacités françaises ont progressé», assure cette source.

Le privilège de la discrétion

«Voir sans être vu» : c’est pour cette raison que le commandant Axel R., second de la Perle, dit avoir choisi ce métier, il y a onze ans. Aujourd’hui, la planète est quadrillée par les satellites et les drones. Les sous-mariniers vivent leur discrétion comme un privilège extrême. «Mener une opération secrète avec ubiquité, sortir de nulle part en face d’une côte, tel est l’atout du sous-marin, témoigne le second. On ne part jamais comme des excités sur un théâtre d’opérations, mais on sait que là est notre place.»

La défense investit des milliards d’euros pour préserver cet avantage stratégique. «Nous cherchons à anticiper toutes les évolutions possibles en matière de détection», avait expliqué le délégué général pour l’armement, en mai, à l’Assemblée nationale. «Les particules émises en nombre ridiculement faible par les réacteurs nucléaires embarqués seront peut-être un jour détectables. Il sera sans doute aussi possible, à terme, de détecter depuis l’espace le fouillis de surface provoqué par le déplacement d’un sous-marin naviguant même à très faible vitesse et à très grande profondeur, phénomène indécelable aujourd’hui», avait détaillé Laurent Collet-Billon.

En Méditerranée, l’intervention en Libye, marquée début 2011 par des missions de renseignement depuis la mer, a représenté une étape significative. Des opérations similaires ont été conduites dès le début de la crise syrienne : écoute des radars adverses, prise d’images à distance pour suivre les mouvements des forces sur le terrain, classification des bateaux approchant les côtes. Dans le cadre de l’OTAN, Américains, Britanniques et Français se partagent les eaux méditerranéennes pour mieux les couvrir. «L’héritage de la guerre froide est là, dans notre capacité à nous entraîner avec nos alliés. Ce fonds de commerce n’avait pas été utilisé depuis dix ans», précise l’état-major.

Quarante-cinq jours sous l’eau

Les marins de la Perle ont pris leur tour, en 2013, dans cette mission de renseignement de la crise syrienne : quarante-cinq jours sous l’eau sans interruption, jusqu’à épuiser les vivres. «Dans cette opération, nous avions le sentiment de faire tout ce pour quoi on a été programmés», se souvient le commandant Colonna d’Istria. Il ne manquait plus que l’ordre d’engager le feu sur des navires adverses. «Nous sommes conditionnés pour que le jour où cela arrive nous n’ayons pas d’état d’âme», rappelle-t-il. Cela aurait pu arriver en 1999, pendant la guerre du Kosovo, si des sous-marins serbes avaient quitté la baie de Kotor. Ou en Libye, en 2011, si la flotte de Kadhafi était sortie de ses ports.

En ce mois de juin 2014, le SNA Perle s’entraîne aussi à être chassé. Les avions ou les hélicoptères de patrouille maritime tels que peut en porter le Levchenko russe possèdent des armes de détection anti-sous-marines redoutables : des sonars actifs sous forme de bouées, lâchées en chapelet dans la mer.

L’œil rivé sur la mesure des décibels émis par les bouées, les officiers de quart supervisent l’esquive de ces pièges mortels qu’a délivrés, pour l’occasion, un avion Atlantique-2 français. Le scénario de l’exercice pourrait s’appliquer à la crise qui agite la Méditerranée orientale. Il prévoit que la Perle coule une frégate. Les torpilles sont engagées. Le commandant encourage ses marins dans ce tir de simulation : «On ne meurt pas à 2 mètres du bol de sangria !»

«Les derniers pirates, c’est nous!»

Cette guerre invisible se perfectionne dans un autre domaine : le déploiement de forces spéciales à partir du sous-marin. L’objectif peut être de détruire un centre de transmissions, couper un câble sous- marin, guider des frappes aériennes, ou exfiltrer des personnalités… Ce savoir-faire avait été perdu par la marine à l’aube des années 2000. Les sous-marins à propulsion nucléaire ayant remplacé les diesels, on jugeait trop coûteux de les employer à ces tâches. Elles rappellent d’héroïques souvenirs aux sous-mariniers. Tous ont lu Casabianca, le livre-témoignage du commandant Jean L’Herminier, pacha du sous-marin attaché aux services spéciaux, qui en 1943, débarqua le bataillon de choc à Ajaccio pour libérer la Corse.

Cette fois, la Perle navigue en Atlantique. L’équipe spéciale de neutralisation et d’observation (ESNO), l’élite des commandos marine de Lorient (Morbihan), a embarqué avec ses Zodiac, entassant des tonnes de matériel jusque dans les tubes lance-torpilles. L’on teste de «nouveaux modes d’action», pour combiner les capacités de tir ou d’infiltration des forces spéciales avec le sous-marin. Leur réunion permet aussi de guider les frappes d’un Rafale, l’ordre du feu pouvant être donné depuis le bateau. La génération des Barracuda, à partir de 2017, comblera une lacune des forces françaises. Les SNA emporteront des missiles de croisière capables de frapper à terre, à l’instar des Tomahawk américains. Ils seront aussi équipés pour monter des opérations spéciales de grande ampleur avec des nageurs de combat.

Ainsi s’entretient le savoir-faire des chasseurs de la nouvelle guerre sous-marine. «La Perle, Black Pearl, les derniers pirates, c’est nous !», conclut un officier marinier à l’issue de cet entraînement spécial. Tandis que l’Amiral-Levchenko, lui, remontait vers le nord de l’Atlantique. Poursuivi par d’autres, sûrement.