Certaines coïncidences prêtent ces jours-ci à sourire. A condition, bien sûr, de ne pas être l’un des 8 millions de voyageurs dont le périple au départ ou de retour vers l’Europe a viré au cauchemar. Ou le patron d’une compagnie aérienne contemplant avec effroi l’abîme des pertes qui se creuse jour après jour depuis jeudi dernier, déjà 1 milliard de dollars selon les professionnels du secteur. Ainsi, pour cause «d’éruption volcanique et de la perturbation conséquente des vols», la Commission européenne a dû subitement annuler une grande conférence qui figurait à l’agenda bruxellois ce mardi et devait réunir 400 spécialistes du monde entier. Son thème? «La gestion de la sécurité dans l’aviation européenne à l’horizon 2020».
Depuis ce week-end, cette même Commission est soumise au feu roulant des reproches pour avoir tardé à échafauder un plan d’action à la mesure de la gigantesque commotion du ciel européen après l’entrée en éruption du volcan islandais Eyjafjöll le 14 avril. Elle a changé de braquet lundi en conviant à une réunion extraordinaire, par visioconférence faute de mieux, les ministres des Transports de l’Union. Moritz Leuenberger, le chef du Département fédéral des transports, s’est pour sa part rendu en train à Bruxelles où il a rencontré le commissaire aux Transports, Siim Kallas.
«Il a fallu cinq jours pour organiser une visioconférence avec les ministres des Transports», maugréait dès le début de journée Giovani Bisignani, le directeur général de l’Association internationale du transport aérien (IATA). «Nous sommes mécontents de la manière dont les gouvernements ont administré la crise: sans évaluation du risque, sans consultation, sans coordination ni leadership», a aussi asséné le patron de l’organisation, qui évalue à 200 millions les pertes quotidiennes du secteur. IATA dénonce enfin des décisions prises sur la foi d’un «modèle théorique» d’évaluation du nuage et non pas sur la base «de mesures de risques, de faits et de procédures opérationnelles». En un mot, l’association, comme toutes les compagnies aériennes qui se sont jointes au réquisitoire, accuse les autorités européennes d’avoir causé «une pagaille» par excès de prudence. Avaient-elles vraiment le choix?
La fermeture de son espace aérien est une prérogative de chaque Etat. Il y a six jours, mercredi soir, quand l’Eyjafjöll s’est mis à cracher, la Norvège avait été la première à décider de clore le sien, suivie jeudi de nombreux autres pays européens. Vendredi, alors que le nuage de cendres s’approchait, l’Office fédéral de l’aviation civile (OFAC) a à son tour décidé de fermer l’espace aérien suisse. «Nous prenons nos décisions en fonction des informations que nous recevons de deux principaux acteurs, MétéoSuisse et Skyguide [ndlr: qui assure la gestion du trafic] et des consultations menées avec nos homologues étrangers», explique Mireille Fleury, porte-parole de l’OFAC. «Nous avons tout à fait conscience du rôle économique joué par l’aviation, poursuit-elle. Mais on ne ferme pas un espace aérien simplement pour le fermer. La décision de fermeture a été reconduite lundi jusqu’à mardi 08h00 parce que le risque était trop grand pour l’aviation civile.»
En réalité, depuis le début de la crise, personne n’est en mesure de fournir une évaluation précise de ce risque. En vertu des compétences régionales distribuées par l’Organisation internationale de l’aviation civile et de l’Organisation météorologique mondiale, deux émanations de l’ONU, c’est en premier lieu aux Services météorologiques britanniques (dont la juridiction s’étend sur l’Europe du Nord) d’assurer le suivi du nuage. «MétéoSuisse reçoit les informations que lui transmet ce centre, et nous affinons les évaluations. Mais nous ne prenons pas de responsabilité propre», explique Pierre Eckert, le chef du centre régional de MétéoSuisse à Genève. Selon lui, si les Britanniques sont dotés d’un «modèle de dispersion» permettant d’évaluer la direction prise par les poussières, les outils techniques restent à ce jour impuissants à mesurer leur qualité et leur densité. De même, ajoute-t-il, «les constructeurs de réacteurs ne sont pas en mesure de dire quelle quantité de poussière est dangereuse pour les avions.» Autrement dit, faute de précédent historique dans le ciel d’Europe, «la procédure mise en place est marquée par les incertitudes. Il faudra tirer les enseignements de cette expérience. Il y aura un avant et un après nuage», assure le météorologue.
Pierre Sparaco, éditorialiste à l’hebdomadaire américain Aviation Week, tire les mêmes conclusions: «Il ne faut pas revisiter la crise alors qu’elle n’en est pas encore à sa fin. Cette situation est complètement inédite. Aucun manuel de crise ne fait état de cendres volcaniques, et nous manquons avant tout d’informations scientifiques crédibles.» Pour contourner cette carence, depuis dimanche, les compagnies aériennes multiplient les expériences empiriques. Après Lufthansa, Air France ou British Airways, hier en fin de journée, Swiss et les Forces aériennes effectuaient à leur tour des «vols tests». Leurs observations – effets mécaniques éventuels, traces dans les turbines – devaient permettre à l’OFAC de réactualiser sa décision.
Du côté de Bruxelles, on promettait à l’issue de la réunion des ministres des Transports «une ouverture progressive et contrôlée de l’espace aérien» à partir de mardi 06h00 et son partage en «trois zones» caractérisées par le niveau supposé de concentration des cendres. José Blanco, le ministre espagnol, s’est aussi défendu des attaques des compagnies aériennes en réaffirmant que «la sécurité (était) primordiale». Le principe de précaution a dorénavant traversé l’Atlantique, comme le nuage de cendres qui a gagné le ciel du Canada. Au moins neuf vols intérieurs y ont été annulés lundi.