Ils tiennent d’une main crispée leurs cartes d’embarquement, promesses d’une vie meilleure qui commence ici, à l’aéroport international de Katmandou. Ce matin, ils sont une trentaine dans une file devant le guichet consacré aux ouvriers qui partent travailler en Malaisie et dans le Golfe. N’ayant jamais pris l’avion, ces jeunes montagnards sont intimidés. Tels des enfants qu’on ne voudrait pas égarer, tous portent la même casquette au sigle de l’agence qui les a recrutés. Ils vont rejoindre le flot des 400 000 Népalais qui s’envolent chaque année, sur un total de 2,5 millions sous contrat temporaire à l’étranger (pour une population de 27 millions), sans compter l’Inde voisine. Le bon côté de cette immigration est que l’argent rapatrié représente 25% du PIB du Népal: un eldorado pour un pays frappé par la misère. Le mauvais côté est que l’expérience peut tourner à l’enfer. Main-d’œuvre bradée sur un marché globalisé, ces Népalais sont comparés aux esclaves des temps modernes.

A l’extérieur de l’aéroport, le ciel d’hiver est d’un bleu cristallin, révélant les crêtes himalayennes. Chakra Bahadur Bista, un paysan affublé d’un bonnet et d’une veste trop large, est entouré de proches. Le vieil homme doit réceptionner un colis particulier: le cercueil de son fils. Décédé deux semaines plus tôt en Malaisie, Tej Bista, 23 ans, travaillait pour Brick Dotcom, une briqueterie près de Kuala Lumpur. Un employé de l’aéroport remet le passeport du défunt entre les mains tremblantes du père. Un cousin s’empare du certificat de décès: «pneumonie sévère», annonce-t-il. Le père, interloqué, ne comprend pas. «Mon fils m’avait téléphoné le jour de l’annonce de sa mort, dit-il. Il s’est plaint de prélèvements sur son salaire et de congés annulés. Mais il n’était pas malade. Le soir, on a eu un appel d’un de ses amis. Il paraît qu’il s’est soudain trouvé mal et qu’il est mort en route vers l’hôpital.»

«La santé des Népalais immigrés est fragilisée par le manque de nourriture, les excès d’heures de travail et les conditions déplorables», dénonce Mahendra Pandey, directeur de l’ONG Pravasi Nepali Coordination Committee (PNCC). Les causes officielles des décès sont souvent mensongères: arrêt cardiaque, accident de la circulation, mort naturelle et, en dernier, suicide et accident de travail. Le PNCC traite une quarantaine de rapatriements d’urgence par jour et dispose, à Katmandou, d’une maison de transit pour les victimes. Dans une chambre, Salit Mandal, 26 ans, reprend des forces. «Je travaillais dans une imprimerie en Malaisie pour un salaire de 200 dollars, dit-il. Mais le côté droit de mon corps s’est paralysé.» Mahendra Pandey attend de recevoir le dossier médical pour tenter, sans grand espoir, de saisir la justice. «Il y a énormément d’accidents, souligne-t-il. Malgré cela, les Népalais veulent partir, coûte que coûte.» L’ouvrier paralysé approuve: «Au Népal, il n’y a rien.»

Sous couvert d’anonymat, un agent recruteur lancera un aveu glaçant: «On sait très bien que, sur 1200 Népalais qui partent chaque jour, au moins 100 vont avoir de sérieux problèmes.» Outre le déclin de la santé et les accidents mortels, ils sont vulnérables. En Malaisie, ils se font prendre dans les filets des mafias locales. Au Qatar, le système de parrainage kafala, avec des recruteurs exclusifs, les met sous dépendance totale. Et face à la législation des pays du Golfe, ils peuvent vite se retrouver en situation irrégulière.

Dans un ministère délabré, un fonctionnaire préposé au rapatriement des corps accepte de compiler ses données: «Depuis un an, nous avons enregistré 779 corps rapatriés des pays du Golfe et de Malaisie. Et le pire n’est pas le Qatar.» Car le quotidien The Guardian et Amnesty International ont alerté sur les cas de Népalais morts au cours de l’été au Qatar, parfois «traités comme des animaux» sur les sites de construction du Mondial de football 2022. Le constat a choqué le monde occidental, qui s’est senti concerné. Depuis, la pression monte sur le Qatar mais fait l’impasse sur les autres pays. «Nous avons comptabilisé 54 cercueils rapatriés du Qatar, mais 212 de Malaisie et 300 d’Arabie saoudite», détaille le préposé. Le record détenu par le royaume wahhabite s’explique par le passage d’habitacles climatisés à la chaleur extérieure, fatal pour des ouvriers éreintés et venus d’un pays aux neiges éternelles.

Devant la porte des arrivées de l’aéroport, Chakra Bahadur Bista, le père, patiente. Deux cousins sont allés réceptionner le cercueil de son fils. Le garde de la sécurité est formel: «On voit passer au moins deux cercueils par jour.» Arrive enfin celui de Tej Bista, transporté sur deux chariots. En l’apercevant, le père titube. Il hoquette en silence, comme si sa douleur devait rester sans cri. Il vient de Razapani, un village du district de Khotang (dans l’est du Népal), où plus de 200 hommes travaillent à l’étranger et une dizaine ont fait le voyage retour en cercueil. Sur le trottoir, le «colis» est acheminé vers une camionnette, entre des hordes de trekkeurs occidentaux et des employés d’hôtel qui attendent leurs clients. Personne ne remarque le cercueil.

Les premiers responsables de ces tragédies sont les agences de recrutement de Katmandou. Elles ont des noms qui font rêver: Blue Sky, SOS, River, Lucky, Florid, Paradise… Une jungle de 700 agences homologuées pour 400 agents agréés. Dans les villages, des agents locaux ont la confiance des habitants et les arnaquent d’autant mieux. S’endettant à des taux élevés, le candidat verse jusqu’à 1000 dollars pour service d’embauche, dossiers, examen médical, billet d’avion, etc. «Les pratiques des agences sont illégales: frais exorbitants, mais aussi irrégularité des contrats, publicité mensongère sur les conditions de travail et le montant réel du salaire», affirme Mahendra Pandey. «Ces agences sont des chiens!» s’emporte Ganesh Bahadur Karko, qui a passé six ans en Arabie saoudite. «Elles promettent une chose et, à l’arrivée, on en découvre une autre.» Lui a vu six de ses camarades mourir sur le chantier où il travaillait.

La veille du départ à l’étranger, les candidats descendent des montagnes pour parvenir à Katmandou, sans connaître leur contrat ni deux mots d’anglais. A l’agence, ces ouvriers non qualifiés reçoivent un cours d’orientation sommaire, leur seule arme face à l’inconnu. Et certaines grosses agences, comme River, sont réputées pour leurs malversations. SOS a même envoyé des centaines d’ouvriers en Libye en 2011 en pleine guerre!

«Des hommes d’affaires influents, protégés par des politiciens, cachent leurs agences derrière d’autres activités», dénonce Sundar Khanal, journaliste au Kathmandu Post. On trouve, entre autres, Bimal Gurung, propriétaire de la chaîne Sagarmatha TV, Tejendra Nath Shrestha, plus connu pour ses restaurants, ou encore Mahendra Sherchan, à la tête du quotidien Rajdhani et, c’est pratique, d’un centre qui valide les examens médicaux obligatoires des candidats. «Il faudrait procéder à des inspections et à des contrôles qualité, déplore Maurizio Busatti, chef de mission de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM). Le Népal n’a aucune organisation de ce marché.» Car les autorités – cinq gouvernements en cinq ans après une décennie de guerre civile – sont dépassées. Corruption oblige, leurs services monnayent même de faux permis de travail.

La compétition entre agences est redoutable. «Grâce à mes bureaux à Dubaï et à Kuala Lumpur, je peux sélectionner des entreprises sérieuses, assure Ramesh Parajuli, le directeur au costume chatoyant de l’agence Florid. Mais si je refuse l’offre, un autre la prendra.» Il assure n’avoir eu à déplorer «que deux morts» l’an dernier, en Malaisie. «Il faudrait mieux pénaliser les agences fautives, clame-t-il, et consolider la commande gouvernementale.» Mais il ne se gêne pas pour ordonner en népalais à ses recrues de nous assurer que les frais d’embauche sont quatre fois inférieurs au montant prélevé. Sur les murs de l’agence est affichée sa devise: «Changeons le monde ensemble.»

Le cercueil de l’ouvrier Tej Bista est transporté par camionnette au temple de Pashupati, sur les berges de la rivière Bagmati, à côté de l’aéroport. Le père était trop pauvre pour rapatrier le corps dans son village, alors la crémation a lieu au plus près. Des hommes ouvrent le cercueil. «C’est bien lui, dit un cousin. Sauf qu’il porte la barbe.» Le cadavre est déposé sur le bûcher funéraire, puis dévêtu et couvert d’un linceul blanc. «C’était un bon garçon, souffle un oncle. Il voulait juste aider sa famille.» Le bûcher s’embrase. Le vieux paysan fixe du regard le corps de son fils qui disparaît en cendres et en fumée.

«Depuis un an, nous avons enregistré 779 corps rapatriés des pays du Golfe et de Malaisie. Et le pire n’est pas le Qatar»