Pap NDiaye se décrit lui-même comme un pur produit de la méritocratie républicaine. De père sénégalais et de mère française, frère aîné de l’écrivaine Marie NDiaye, Prix Goncourt 2009, il fait des études brillantes, passe par l’Ecole normale supérieure, obtient l’agrégation d’histoire puis le titre de docteur. Bénéficiaire d’une bourse d’études américaine, c’est aux Etats-Unis, dit-il, qu’il découvre le «monde noir». Depuis lors, il n’a plus lâché ce thème, devenu spécialiste des questions relatives à l’histoire et à la sociologie des minorités aux Etats-Unis, mais aussi en France.

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Le Temps: Une des choses qui frappent dans les manifestations actuelles, c’est l’âge des participants. Sommes-nous devant un événement générationnel?

Pap NDiaye: Ces manifestations, qu’elles aient lieu à Minneapolis, à New York, à Berlin ou à Genève, rassemblent des foules impressionnantes de jeunes gens: lycéens, étudiants, jeunes professionnels. Une génération qui n’est pas spontanée. Elle s’est socialisée, politiquement, ces dernières années, dans des mobilisations autour du climat, en particulier. A ce premier groupe relativement aguerri se sont ajoutés des nouveaux venus, par exemple des lycéens, qui ont profité de la fermeture des établissements scolaires pour s’organiser et manifester. C’est donc bien la jeunesse qui est descendue dans les rues, d’un bout à l’autre de la planète, et qui s’est éprouvée politiquement dans un même élan, avec l’aide des réseaux sociaux. La génération George Floyd, la génération Adama en France, et bien d’autres, sont semblables, tout en s’emparant de questions locales qui résonnent les unes avec les autres.

Cette mobilisation d’une génération est plutôt une bonne nouvelle…

C’est une excellente chose, mais il faut sans doute apporter un bémol: aux Etats-Unis, la jeunesse blanche non diplômée ne s’est pas mobilisée dans les mêmes proportions que les jeunes diplômés et les minorités. On retrouve là une coupure sociologique bien connue, entre l’électorat de Donald Trump (les hommes blancs non diplômés l’ont plébiscité en 2016) et l’électorat démocrate (plus urbain, plus féminin, diplômé, multiculturel). Dans les meetings de Trump, il y a des jeunes (certes moins nombreux que leurs parents ou grands-parents) qui sont indifférents ou même hostiles aux questions qui mobilisent tant en ce moment. Bref, la jeunesse n’est pas homogène, même si le rapport de force est clairement en faveur de la jeunesse «woke» (celle qui est mobilisée, éveillée sur les questions raciales notamment).

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A cette présence de la jeunesse blanche dans la rue s’ajoute aussi le fait que des policiers et des hommes et femmes politiques posent un genou à terre en signe de soutien. Est-ce qu’on a atteint un point de bascule contre la discrimination et les violences policières?

Il est possible qu’il y ait une génération George Floyd comme il y eut une génération Emmett Till. En 1955, cet adolescent noir de Chicago en vacances dans le Mississippi fut torturé et tué pour avoir regardé une femme blanche. Lors de ses obsèques, à Chicago, sa mère demanda que le cercueil restât ouvert, exposant son visage défiguré, afin, dit-elle, que le monde vît «ce qu’ils ont fait à mon fils». L’assassinat d’Emmett Till fut un moment décisif de la mobilisation des droits civiques. Peut-être en va-t-il de même aujourd’hui?

Alors que les Etats-Unis et une moitié de la planète étaient confinés, ce développement est assez inattendu?

Les historiens doivent reconnaître avec humilité le surgissement du neuf, qui bouleverse l’ordre établi. On pourra trouver beaucoup d’explications, en particulier le «moment Covid-19», et le fait que l’agonie de Floyd ait été filmée pendant huit minutes atroces. Et puis Trump à la Maison-Blanche qui jette de l’huile sur le feu. Mais le murmure insistant de protestation qui se faisait entendre depuis tant d’années est devenu un cri strident qui retentit dans le monde entier, et cela n’est pas entièrement réductible au «contexte» ou à la vidéo. Il est trop tôt pour savoir si un point de bascule a été atteint: c’est a posteriori que l’on mesure l’ampleur des changements. En tout cas, une volonté puissante de changement se fait sentir actuellement; elle est aujourd’hui majoritaire aux Etats-Unis, ce qui est déjà un événement extraordinaire.

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L’étincelle, c’est la mort de George Floyd mais la colère semble donc dépasser cet enjeu. Voyez-vous un lien avec la mobilisation pour l’environnement et le mouvement #MeToo?

Le meurtre de George Floyd, qui s’inscrit dans une longue histoire de violences racistes commises par la police américaine, se produit aussi dans une séquence de mobilisation de la jeunesse, autour de questions qui réorganisent l’espace politique: l’environnement, le racisme, l’égalité entre femmes et hommes, voilà des questions qui ne sont pas prioritaires pour les partis politiques anciens (où que ce soit dans le monde) et qui se trouvent maintenant placées au premier plan. Les questions classiques (économiques, en particulier) ne sont pas évacuées, mais elles sont accompagnées et repensées selon de nouvelles grilles de lecture. Le «nouveau monde» politique réorganise l’éventail des demandes politiques: les questions de classe sociale importent toujours autant, mais elles sont indissociables de celles de genre, de race et d’environnement. A mon sens, c’est la caractéristique politique principale du «monde d’après».

Pour revenir à la pandémie, quel lien établissez-vous? Après tout, il est difficile de désigner un coupable à ce phénomène…

Le Covid-19 a eu un effet loupe sur les inégalités de santé, qui sont des inégalités sociales: les travailleurs de première ligne ont été plus touchés; ce sont celles et ceux dont la santé est la plus exposée. Les facteurs de comorbidité (diabète, obésité) ont accentué les disparités. Or l’accès au soin n’est pas optimal, surtout dans les pays, comme les Etats-Unis, qui laissent plusieurs dizaines de millions de personnes sans couverture santé. Un quart des morts du Covid-19 sont Afro-Américains. Les Noirs ont le sentiment d’avoir payé plus que les autres. Il est plausible que, dans beaucoup d’autres pays, les minorités aient payé un prix particulièrement élevé à la pandémie. Cette injustice a été durement ressentie, d’autant que Trump n’y a prêté qu’une attention désinvolte, et elle alimente sans doute l’indignation et la mobilisation. La réaction catastrophique de Trump à la crise sanitaire a ajouté un élément supplémentaire au deuil qui a frappé des millions d’Américains.

Les statues déboulonnées aujourd’hui, des livres, des films ou des personnalités d’Hollywood rejetés hier… Sommes-nous face à un mouvement qui cherche une sorte de «purification» de la société?

L’histoire des monuments publics est marquée par des boulonnages et des déboulonnages. Ce n’est pas la première fois qu’on retire des statues de l’espace public, cela s’est fait partout. La question est plutôt celle de trouver la bonne manière de faire: comment créer une conversation démocratique sur ces questions? Comment donner toute leur place aux Afro-Américains? Pourquoi devraient-ils subir les statues ou les films célébrant les généraux esclavagistes? Admettrait-on que des statues du maréchal Pétain soient encore présentes dans l’espace public français? Lorsque j’étais étudiant à l’Université de Virginie, j’avais vu la statue du général Lee à Charlottesville, et en avais été interloqué. Je n’étais pas le seul, car cette statue n’a jamais été unanimement acceptée. A Fort-de-France en Martinique, la statue de Joséphine de Beauharnais a été décapitée, mais elle est toujours en place, sans sa tête.

Dans une saisissante description, David Van Reybrouck relate qu’il a vu la vieille statue de Savorgnan de Brazza dans la vase du fleuve Congo, pendant que, de l’autre côté du fleuve, à Brazzaville, une statue géante du même explorateur colonial était érigée. Ce n’est pas de «purification» qu’il s’agit, mais de processus complexes par lesquels le passé se trouve constamment évalué et renégocié par les groupes sociaux.

Ces révoltes peuvent-elles trouver une traduction politique aux Etats-Unis? Et ce, à quelques mois à peine des prochaines élections présidentielles?

Tout dépendra de la capacité de Joe Biden à intégrer dans son programme les demandes des Afro-Américains et de leurs alliés blancs. S’il le fait, alors pourrait s’esquisser une coalition politique que l’on n’a plus connue depuis l’élection présidentielle de 1964, lorsque les questions des droits civiques étaient au cœur de la campagne de Lyndon Johnson. En 2008, Obama fut élu sans faire des questions de racisme et de discriminations des priorités de sa campagne. Il craignait d’apparaître comme le «président des Noirs», et n’a pas fait beaucoup pour eux lors de ses deux mandats. Cette fois-ci, les choses pourraient changer: Biden a la possibilité de construire une majorité démocrate, y compris au Sénat. Pour cela, il doit prendre en considération les demandes des Noirs à propos de la police, mais aussi de la santé et de l’éducation. De cela dépendront en partie le destin de sa présidence et la trace qu’il laissera dans l’histoire.

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Hors des Etats-Unis, la fièvre a aussi gagné la France, ou même la Suisse. Voyez-vous une similitude avec les Etats-Unis?

Il faut penser en même temps la singularité des situations locales, et leur universalité. La Suisse, ce n’est pas la France ou les Etats-Unis, bien entendu, et pourtant, il y a des points communs cruciaux: les inégalités ne sont pas seulement de classe sociale, mais aussi de genre et de race. Avoir la peau noire, ce n’est pas la même chose qu’avoir la peau blanche, et cela est vrai partout en Europe, aux Amériques, en Asie. Les Noirs ne veulent plus payer un impôt sur la couleur de peau dans leurs transactions sociales, y compris leurs relations avec la police. Etre un jeune homme noir, c’est trop souvent être suspect.

L’histoire de ces pays est pourtant différente…

Le pouvoir politique, en France, s’est empressé de déclarer que la police française n’était pas raciste, qu’elle n’avait rien à voir avec son homologue américaine, et que la comparaison n’était pas légitime. Cette hâte à évacuer toute comparaison est suspecte: elle témoigne d’une incapacité à se remettre en cause, à regarder en face la situation française, d’autant qu’elle est redoublée par une critique virulente de celles et ceux qui osent manifester, place de la République ou ailleurs, les taxant de «séparatistes» voulant «casser la République en deux» (selon des propos rapportés par Le Monde). Ces propos ne sont pas aussi violents que ceux de Trump, parlant des manifestants comme de «voyous» à mater par la force, mais ils n’en sont pas si éloignés. Or que demandent les foules de toutes les couleurs qui, en France, manifestent en chantant la Marseillaise, sinon que les promesses de la République soient tenues? En Suisse, les manifestations impressionnantes qui ont eu lieu dans plusieurs villes (et qui comptent, relativement, parmi les plus importantes d’Europe) étaient motivées par l’expression d’une solidarité avec les Américains en lutte contre les violences racistes, mais également par la volonté de dénoncer ce qui se passe localement: les vies noires comptent aussi ici.

Les réseaux sociaux, notamment, semblent contribuer à la fragmentation des sociétés. Sur ce registre, Emmanuel Macron parle de menace «séparatiste». Est-ce le miroir de la fièvre identitaire et populiste, à l’œuvre en France ou aux Etats-Unis?

Je ne vois pas de «menace séparatiste» dans les foules bigarrées qui manifestent depuis quelques semaines. Il est certain que des petits groupes comme les «Indigènes de la République» ou la «Ligue universelle pour la défense de la race noire» sont sur des positions séparatistes et prônent la haine en parlant par exemple de la «France esclavagiste et totalitaire», mais ces groupuscules ne représentent en rien l’immense majorité de celles et ceux qui réclament simplement justice, et sont à ce titre des citoyennes et citoyens qui prennent au sérieux les devises républicaines.

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S’il y a fragmentation, ce sont plutôt les discriminations qui la créent, et avec elles la perte de confiance dans les institutions. Bien sûr, les extrêmes droites populistes sont puissantes et installées au pouvoir aux Etats-Unis, au Brésil et en Europe centrale, et elles sont fondamentalement hostiles à la démocratie. A mon sens, la seule manière de lutter contre elles est non pas de réduire la démocratie, la rogner ici et là en limitant les droits, mais au contraire de l’approfondir, en mobilisant et incluant les populations marginalisées.

Faut-il, selon vous, recourir à la solution des quotas pour ancrer davantage la diversité?

On entend encore fréquemment des Français s’émouvoir de ce que les partisans de l’action positive veuillent instituer une politique des quotas «à l’américaine», alors qu’aux Etats-Unis les quotas sont inconstitutionnels depuis 1978. C’est donc, outre-Atlantique, la notion de «diversité» qui s’est imposée: dans les emplois publics, les universités, il s’agit de favoriser la «diversité» en tenant compte de l’identité raciale dans le processus de sélection, dans la mesure où il est avéré que la diversité est une chose positive pour les corps sociaux quels qu’ils soient.

Les quotas posent des problèmes juridiques et politiques insolubles. Je préfère donc une politique visant à favoriser les minorités, bien que celle-ci ne saurait se substituer à une politique sociale «classique» visant à aider les plus pauvres. La question minoritaire ne doit pas être brandie contre la question sociale. Il est plutôt question d’ouvrir cette dernière pour y incorporer des torts non réductibles à la classe. Le pari d’une politique publique équilibrée consiste à lutter simultanément contre la pauvreté en général et la situation des minorités ethno-raciales par des politiques spécifiques.


Dates

1965: Naissance à Paris.

1991-1996: Rédige sa thèse d’histoire à l’Université de Virginie, puis de Pennsylvanie.

1998: Nommé professeur à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), Paris

2004: Cofondateur du Capdiv (Cercle d’action pour la promotion de la diversité).

2008: Publie «La Condition noire. Essai sur une minorité française».

2013:Professeur des universités à l’Institut d’études politiques de Paris.

2019: Conseiller scientifique de l’exposition «Le Modèle noir» (Orsay).


Questionnaire de Proust


Faut-il lire, ou brûler «Autant en emporte le vent»? Le lire avec un œil critique et le cœur serré.

 

Quelle musique mettriez-vous comme bande-son aux manifestations actuelles? Mahalia Jackson, «We shall overcome».


Instinctivement, Martin Luther King ou Malcom X? MLK.


Avez-vous pris de bonnes résolutions durant le confinement? Aller voir dès que possible l’exposition «Résonances» à la fondation Opale.

Enfant, étiez-vous équitable avec votre petite sœur? Non, bien sûr.


Pour passer un week-end, plutôt New York ou La Nouvelle-Orléans? New York, pour les amis.

Quel est votre plat préféré? Les œufs meurette.

Un grand regret? Ne pas mieux skier.