Marc Lazar: Podemos en Espagne, comme Syriza en Grèce ou le Front de gauche en France, ont des accents similaires pour vilipender ce qu’ils considèrent être la trahison de la gauche sociale-démocrate et son acceptation du social-libéralisme. Ils dénoncent aussi à l’unisson les politiques d’austérité imposées par l’Europe et le manque de démocratie dans l’UE. Tous insistent sur le clivage entre le bas et le haut, entre les classes populaires et la classe politique, la «caste» pour reprendre l’expression italienne pour épingler l’ensemble des puissants. Ils ont aussi en commun une rhétorique de rupture radicale. Sociologiquement aussi, ces formations sont proches les unes des autres. Elles prétendent représenter les classes populaires abandonnées par la social-démocratie. Ces forces de la gauche de la gauche sont aussi présentes en Europe du Nord, avec Die Linke en Allemagne, et, sous la forme d’alliances rouges-vertes au Danemark et aux Pays-Bas. En revanche, hormis l’ancienne Allemagne de l’Est, la Slovénie, la République tchèque et, dans une moindre mesure, la Croatie, elles restent marginales dans l’Europe centrale et orientale, où leurs positions rappellent par trop le passé communiste.
– Quelle est leur position sur le projet européen ?
– Ces mouvements de la gauche radicale sont plus développés dans les pays les plus durement touchés par la politique imposée par la troïka – soit l’Espagne, la Grèce et le Portugal –, caractérisée par une spectaculaire augmentation du chômage, notamment chez les jeunes, et un creusement des inégalités sociales. Néanmoins, ils ne rejettent pas l’Europe en tant que telle, même s’ils pourfendent cette Europe et l’Union telle qu’elle est. Il y a dans leur discours une résurgence de thématiques qui étaient celles des partis communistes des années 1970, avec la dénonciation d’une CEE capitaliste, alignée sur l’impérialisme américain. Mais ils ne prônent pas un repli nationaliste, insistent sur l’urgence d’une autre politique, d’un keynésianisme européen, ainsi que sur la démocratisation des institutions communautaires. Le cas de Syriza est révélateur: très radical il y a encore deux ans dans son verbe, ce mouvement désormais aux portes du pouvoir insiste sur sa volonté de maintenir la Grèce au sein de la zone euro. C’est la différence avec le populisme de droite et d’extrême droite, qui remet en cause l’horizon européen et prône la sortie de l’euro.
– Quel est leur programme ?
– Au-delà de la posture radicale du discours, les propositions concrètes de ces mouvements – relance par l’investissement public, maintien et extension de l’Etat providence – reprennent celles des partis socialistes et sociaux-démocrates des années 1960-1970, que la gauche radicale de l’époque fustigeait. C’était l’âge d’or de la gauche réformiste en Europe, qui estime aujourd’hui ce modèle non viable dans un monde toujours plus globalisé. Il y a donc un grand écart entre la rhétorique de ces groupes et leur programme. En revanche, ils prônent des formes de démocratie participative pour répondre aux attentes de nombre de citoyens européens qui estiment que les formes classiques de la démocratie représentative ont atteint leurs limites.
– Est-il possible d’imaginer une recomposition de la gauche au travers d’une alliance entre ses deux composantes ?
– Cette question divise la gauche et la gauche de la gauche. Auparavant, différents courants cohabitaient au sein des partis socialistes et sociaux-démocrates, qui avaient tous leur aile radicale. La coupure est désormais forte entre, d’un côté, des partis d’une gauche de gouvernement qui acceptent, au nom des nouvelles réalités de l’économie mondiale, de remettre en cause leurs dogmes en se transformant et, de l’autre, une gauche radicale qui s’efforce d’exister de manière autonome, surtout quand cette autonomie est favorisée par le mode de scrutin.
– Quelle peut être aujourd’hui la réponse de la social-démocratie ?
– Le défi est de taille, alors même qu’elle connaît dans tous les pays européens une crise à la fois stratégique, culturelle, sociologique et organisationnelle. Il lui faut savoir avec qui s’allier et pour quoi faire. Il lui faut définir les valeurs qu’elle doit mettre en avant. Elle doit faire face à la perte de l’électorat populaire et à une désaffection croissante de celui des classes moyennes, irritées par la hausse constante de la fiscalité. Elle doit affronter aussi la crise du parti de masse. C’est donc toute sa politique, son modèle et son projet que la gauche réformiste s’efforce de repenser aujourd’hui.