L’Egypte a deux semaines pour se décider. Deux semaines pour se déchirer un peu plus, peut-on craindre. Mohamed Morsi a fixé au 15 décembre la date du référendum sur la Constitution, dont la version finale a été adoptée à la hâte, jeudi passé. Le dernier barrage juridique a été forcé dimanche matin. Alors que la Haute Cour constitutionnelle devait se prononcer sur le bien-fondé juridique de l’Assemblée constituante qui a voté ce texte, les juges ont été empêchés d’entrer dans le tribunal par des militants islamistes. Contraints de repousser leurs séances, ils ont, en réaction, décidé d’entamer une grève illimitée. Cela vient parachever la guerre entre l’exécutif et le judiciaire alors que de nombreux juges du pays ont déjà suspendu leurs activités. En s’octroyant provisoirement les pleins pouvoirs, le 21 novembre, le président Morsi a sciemment fait le choix d’outrepasser une justice qu’il accuse d’être inféodée à l’ancien régime.

Bien que possédant les trois pouvoirs, le président joue la carte du pays réel contre le pays légal, des vrais gens contre les institutions, des familles pieuses et laborieuses contre les jeunes intellos de la place Tahrir. Samedi, le chef de l’Etat a réussi sa démonstration de force. Des centaines de milliers de personnes se sont réunies devant l’Université du Caire et dans plusieurs villes du pays pour le soutenir. Certes, ces rassemblements n’avaient pas l’enthousiasme de Tahrir, mais ils ont montré à ceux qui en doutaient que le président n’était pas isolé. Malgré l’armée de minibus, affrétés de province pour faire le nombre, il serait malhonnête de réduire les supporters de Morsi à des masses incultes, voire payées, ainsi que se les représentent quantité de libéraux.

Sans surprise, tous les islamistes font rang derrière le président, soit parce que proches des Frères musulmans, soit, dans le cas des salafistes, parce qu’ils voient en Morsi le plus à même de mettre en place la loi islamique. Mais ils ne sont pas seuls à soutenir le président. Certains libéraux, actifs lors de la révolution, ne se retrouvent pas dans l’indignation de la place Tahrir. «Il ne faut pas se tromper d’ennemi», martèle Ahmed, un avocat de 28 ans. Lui n’a pas participé à la marche des pro-Morsi, samedi, et n’a aucune sympathie pour les Frères. Il n’a pas oublié qu’il y a un an, pendant qu’il se battait contre le pouvoir militaire, rue Mohamed Mahmoud, les islamistes, soucieux de remporter les élections législatives, s’étaient désolidarisés des révolutionnaires.

Ahmed considère pourtant que le passage en force de Mohamed Morsi est «brutal», «illégal», mais «justifié» et même «nécessaire dans un contexte de transition révolutionnaire». «Dans plusieurs administrations, la justice notamment, des gens cherchent à faire blocage car ils ne veulent pas d’un islamiste au pouvoir et ont trop d’intérêts en jeu. Ce sont eux les ennemis de la révolution», explique-t-il. «Les fouloul (soutiens de l’ancien régime) essaient aujourd’hui de profiter de la colère sincère de la population pour lancer une contre-révolution. Il faut les en empêcher», argue-t-il. Plusieurs figures de l’ancien régime ont en effet fustigé les décisions de Mohamed Morsi, la page officielle de soutien à Moubarak sur Facebook appelant même à manifester sur Tahrir. «Si Morsi tombe, qui va le remplacer? Les libéraux ne sont pas assez forts», s’inquiète Ahmed.

Homme de ménage dans une ambassade, Saïd avoue ne pas comprendre grand-chose aux arguties juridiques et ne pas avoir lu la Constitution, mais il fait confiance à Mohamed Morsi. Pieu, Saïd ne se définit pas comme islamiste et ne fait pas de la charia une priorité. Mais il accuse les occupants de Tahrir de «créer du désordre pour empêcher le pays de revenir à la normale. La plupart ne savent même pas pourquoi ils protestent», s’agace-t-il. En janvier 2011, il s’était rendu spontanément sur la place crier sa colère contre Hosni Moubarak. Samedi, c’est à Giza qu’il est allé, et il a trouvé «des gens comme lui [moi]». La dimension de classe est très présente dans le discours de Saïd, et la sympathie que lui inspire Mohamed Morsi tient beaucoup aux origines populaires du président. Une donne que ce dernier n’ignore pas. Dans un entretien accordé à Time , le raïs a dit comprendre la souffrance du peuple égyptien, longtemps «exclu de l’équation politique». «Moi aussi, j’en ai souffert», a-t-il affirmé.

Ce populisme a peine voilé est sans doute l’atout majeur de Mohamed Morsi pour ce référendum. Sauf qu’il présume peut-être de ses forces. La popularité des Frères ne cesse de s’effriter. Au premier tour de la présidentielle, il n’a réuni que 24,8% des voix, soit près de 6 millions de votants, 4 millions de moins que le parti islamiste aux législatives de novembre 2011. Et, au second tour, Mohamed Morsi ne l’a emporté que d’une courte tête, grâce au report des voix des libéraux.

Le président dispose d’une autre arme: le chantage. Si le non l’emportait, il conserverait ses pleins pouvoirs jusqu’à l’adoption d’une nouvelle Constitution, ce qui biaise un peu l’alternative: «Votez oui ou faites de moi un dictateur.» D’autant que, si le non l’emportait, on n’ose imaginer l’ampleur que prendrait la contestation dans un pays déjà bien échaudé. Cela donne un nouvel argument aux Frères, certains affirmant que voter oui est la seule façon de maintenir la stabilité du pays.

Le meilleur espoir de Mohamed Morsi est peut-être à chercher dans le camp révolutionnaire, où apparaissent des signes de division. Plusieurs activistes ont déjà annoncé qu’ils s’abstiendraient, refusant de participer à «une mascarade de référendum». «Comment assurer la transparence d’une élection en quinze jours? Vous croyez vraiment que quelqu’un qui a déjà montré qu’il se moquait du droit hésitera à truquer les résultats», peste Karim, persuadé que le oui va l’emporter, mais qui boycottera le scrutin le 15 décembre.

«La plupart ne savent même pas pourquoi ils protestent», s’agace Saïd, qui ne se définit pas comme islamiste