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«Pékin veut faire des Ouïgoursdes esclaves des Chinois»

Témoignage d’Abdil, un homme d’affaires ouïgour de Kashgar rencontré dix jours avant les émeutes d’Urumqi

«Nous avons le sang chaud, mais nous ne sommes pas des terroristes.» Abdil est un homme d’affaires, fils d’une vieille famille ouïgoure de Kashgar, la capitale historique du Xinjiang, rencontré il y a une dizaine de jours: «Nous sommes surveillés. Parler à des étrangers peut être lourd de conséquences.»

Kashgar n’est pas Urumqi, la capitale administrative de la Région autonome du Xinjiang où ont eu lieu les émeutes dimanche. La colonisation chinoise y est plus récente, et moins visible. Chaque communauté vit dans son aire bien délimitée. Mais la tension, dans cette ancienne oasis de la Route de la soie, dernier bastion chinois avant l’Asie centrale, est palpable. En août 2008, deux Ouïgours avaient attaqué un poste de police et tué à coups de machette 17 fonctionnaires. Le gouvernement local et la télévision centrale avaient accusé le Congrès ouïgour mondial de fomenter des attentats séparatistes à la veille des Jeux olympiques. Les deux meurtriers ont été exécutés et d’innombrables arrestations ont suivi. A Kashgar, chacun raconte la même histoire: les deux assaillants ouïgours, maraîchers fournisseurs de la police et de l’armée, réclamaient depuis des mois d’être payés. En réponse, le fils de l’un aurait reçu des coups qui l’ont laissé paralysé. L’attaque sauvage du 4 août 2008, devenue une affaire d’Etat, ne serait qu’un règlement de comptes personnel. Comme le dalaï-lama pour le Tibet, un cerveau est désigné au Xinjiang: Rebiya Kadeer, dissidente exilée aux Etats-Unis depuis 2005, est accusée de sabotage à distance.

Là, comme dans le reste du Xinjiang, la sécurité a été renforcée depuis un an. Personne n’ose donner son identité, les rencontres avec les journalistes se font en lieu sûr, dans une gargotte où nul Chinois han n’ose s’aventurer, ou bien dans la pénombre d’une maison centenaire de la vieille ville, que le gouvernement central a récemment entrepris de «rénover» à coups de bulldozers. Une nuit de juin, sans avertissement, la madrasa (école coranique traditionnelle) fondée en 1442 et classée monument historique où Abdil a étudié le Coran et l’anglais dans ses jeunes années est partie en poussière.

Le problème? Pékin

«L’Autonomie du Xinjiang, proclamée en 1955, n’a pas commencé à exister et la réalité quotidienne, c’est l’oppression», raconte Abdil. Discrimination, injustice, paupérisation délibérée, les mots se bousculent dans la bouche de ceux qui s’expriment en mandarin ou en anglais. «L’éducation, les postes de fonctionnaires, c’est pour les Chinois, pas pour nous, dit un jeune guide de 20 ans, qui a appris l’anglais tout seul en regardant des vidéos. Le gouvernement ne parle que de développement, mais nous sommes des laissés-pour-compte, chez nous.» A Kashgar, territoire de l’empire, 20% de la population parleraient mandarin, et à peine 10% seraient employés de l’administration: «Les autres sont paysans, artisans ou marchands, dit Abdil. Le gouvernement veut faire des Ouïgours les esclaves des Chinois.» Cela n’empêche pas les uns et les autres de se fréquenter, et de s’apprécier: «Le problème, c’est le gouvernement, pas les gens», dit le guide de 20 ans dont le meilleur ami vient du Sichuan.

La principale source de tension est d’ordre religieux. Musulmans, très pratiquants, les habitants de Kashgar se disent persécutés. Comme au Tibet, siège d’émeutes sanglantes l’an dernier, la religion est dans le collimateur des autorités du Xinjiang. C’est le gouvernement qui nomme les imams, la durée de la prière du vendredi est limitée à trente minutes et il est interdit aux fonctionnaires, policiers, professeurs ou personnels hospitaliers, de pratiquer. Ceux qui enfreignent la règle perdent leur poste. «On veut simplement garder notre culture et notre religion, et avoir les mêmes chances que tout le monde en Chine. Il n’y a pas de fondamentalistes ici. Mais il faut prendre garde à ne pas rendre les Ouïgours fous… sinon il y aura des problèmes.»

* Prénom fictif.