Durant les guerres des Balkans, on appelait cela «l’épuration ethnique». A présent, la réalité est la même, mais le concept a changé. Cette semaine, le Conseil de l’Europe a officialisé la notion «d’ingénierie démographique» pour évoquer les transferts de populations à l’œuvre en Syrie depuis le début de la guerre, il y a six ans. Pas question, a ajouté Bruxelles, de participer à ce remodelage du pays basé sur des lignes confessionnelles ou politiques. Mais le piège est là: pour la première fois également, Bruxelles organisait ces deux derniers jours une vaste conférence afin de reprendre, le moment venu, la «coopération» avec les autorités de Damas et de soutenir les efforts de «récupération et de reconstruction» de l’après-guerre.

«Je sais que cela peut sonner surréaliste. Mais nous pouvons commencer à préparer l’après-conflit», assurait mercredi Federica Mogherini, le Haut représentant de l’UE pour les affaires étrangères. «Nous allons regarder à quelles conditions la communauté internationale peut contribuer à reconstruire le pays», disait-elle en marge de cette conférence, coorganisée par les Nations unies et qui a réuni quelque 70 pays.

Europe sous pression

«Surréaliste», en effet: à Bruxelles planait le spectre de l’attaque chimique de la veille, menée par l’aviation syrienne, qui a coûté la vie à des dizaines de personnes dans le nord du pays.
Se montrer prêt à envisager la reconstruction de la Syrie, mais sans pour autant donner le sentiment de consolider le régime syrien et son président, Bachar el-Assad? «L’Union européenne ne participera à la reconstruction de la Syrie que lorsque la perspective d’une transition politique aura été fermement engagée», notait-on à Bruxelles, soucieux d’afficher la plus grande fermeté.

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Restent cependant les sous-titres. Car l’UE est sous forte pression pour mettre la main au porte-monnaie. D’abord parce qu’un retour des Syriens chez eux pourrait résoudre la question des réfugiés du pays, devenue pratiquement existentielle pour l’Europe. Ensuite, parce que l’UE est pratiquement la seule aujourd’hui à pouvoir assumer ce rôle. Les Etats-Unis de Donald Trump regardent ailleurs, et la Russie se montre plus encline à bombarder le pays, au nom de la supposée guerre contre les terroristes, qu’à le reconstruire.

Dans une lettre récente au journal britannique The Guardian, 80 parlementaires européens mettaient cependant en garde contre un trop grand empressement européen. Au minimum, soutenaient-ils, «l’Union européenne doit monnayer son rôle comme principal donateur financier pour avoir son mot à dire dans les négociations sur l’avenir de la Syrie».

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Transferts de population

Au demeurant, face à «l’ingénierie démographique» à l’œuvre dans le pays, cette exigence risque de se révéler largement insuffisante. Sur le terrain, les forces loyales à Bachar el-Assad multiplient les sièges et les bombardements des populations pour parvenir à ce que, pudiquement, on appelle des «trêves locales», mais qui ne sont en réalité que des redditions d’opposants, d’ordinaire suivies par des transferts de populations.

Un nouveau transfert de ce type – qui concerne plusieurs dizaines de milliers de personnes – est prévu pour bientôt entre, d’une part, deux enclaves chiites situées dans le nord du pays (Foua et Kafraya) et, d’autre part, deux bastions rebelles plus au sud, Zabadani et Madaya. Une manière, note-t-on au sein de l’opposition syrienne, d’écarter l’opposition de la «Syrie utile», et de la regrouper dans les marges, principalement dans la province d’Idlib, là où a eu précisément lieu l’attaque chimique de mardi.

Un retour éventuel de la population dans les zones ainsi «purifiées» par le régime syrien? Les fonds européens n’y suffiront pas. Première en date à avoir connu ce type de «trêve locale» – à l’époque supervisée par l’ONU –, la ville de Homs a été vidée de pratiquement tous ses habitants. Or personne n’est revenu entre-temps. Aux maisons détruites et pillées s’ajoute le fait que le cadastre de la ville est fort opportunément parti en fumée et a été remanié. Les personnes qui s’estimaient lésées avaient deux mois pour se rendre personnellement à Homs afin de réclamer leur bien. Personne n’est venu: les maisons n’appartiennent plus à leurs propriétaires d’antan.

Ces tours de passe-passe, décrits notamment par The Syria Institute («No return to Homs»), sont devenus la règle aux quatre coins de la Syrie. Dès lors, la question demeure: à qui bénéficierait une éventuelle reconstruction de Homs, financée par les Européens?