Faut-il y voir les prémices d’un coup d’Etat? Lundi après-midi, le chef d’état-major de l’armée a donné quarante-huit heures aux responsables politiques pour «satisfaire les demandes du peuple» et mettre fin à l’impasse politique du pays. Dans sa déclaration lue à la télévision, le général Abdel Fattah al-Sissi a justifié sa position par le fait que le pays ne peut plus se permettre de perdre du temps. Les Frères musulmans ont annoncé qu’ils étudiaient le communiqué de l’armée.

Le matin même, au lendemain d’une vague de manifestations sans précédent depuis la chute de Hosni Moubarak, le mouvement Tamarod à l’origine de la contestation avait donné au président Morsi jusqu’à 17 heures ce mardi pour démissionner. Un ultimatum qui, s’il n’est pas suivi, pourrait, selon ses auteurs, déboucher sur un vaste mouvement de «désobéissance civile», aux conséquences teintées d’espoir mais aussi d’incertitude.

De l’aveu de nombreux observateurs, le réveil, ce week-end, de la rue égyptienne a surpris par son ampleur. Si le chiffre de 14 millions de manifestants évoqué par une source militaire, et repris par les journaux de l’opposition, demeure invérifiable, la mobilisation – qui se poursuit aux alentours du palais présidentiel et sur la place Tahrir – est indéniable. Ex-révolutionnaires, supporters de l’ancien régime, défenseurs de l’institution militaire… A l’unisson, ces protestataires aux convictions politiques aussi hétéroclites que contradictoires ont tous hurlé «Erhal!» (Dégage!) à l’attention du président issu des Frères musulmans.

«Quelque chose d’inédit est en train de se produire», observe Koert Debeuf, le représentant en Egypte du groupe libéral du Parlement européen. «Ce qui s’est passé dimanche est trop important pour échouer. Je ne vois pas comment le gouvernement pourrait sortir indemne de cette contestation», poursuit-il, néanmoins conscient de l’obstination du président égyptien et de son entourage à ne pas céder à la pression. «Ces gens-là ne vont pas abandonner, car ils craignent de se retrouver en prison s’ils renoncent au pouvoir», dit-il.

Signe d’une contestation qui continue à enfler, au moins dix ministres – dont ceux de la Communication, de l’Environnement et du Tourisme – ont annoncé hier leur démission, selon l’agence de presse Mena. De nouveaux membres du Sénat ont également rendu leur tablier. La veille, un cortège de plusieurs dizaines de policiers, rompant avec leur rôle de maintien de l’ordre, avait même symboliquement rejoint la grande manifestation.

Si les rassemblements sont restés majoritairement pacifiques, les pro-Morsi ayant choisi les abords d’une grande mosquée pour organiser leur propre manifestation, les troubles n’ont pu être évités. Dimanche, de violents heurts entre groupes rivaux ont éclaté, notamment dans les villes de Beni-Suef, Assiout et à Fayoum. D’après un dernier bilan du Ministère de la santé, au moins 16 personnes ont trouvé la mort et 600 ont été blessées sur cette seule journée. Les associations de défense des droits de l’homme ont également recensé une quarantaine de cas d’agression sexuelle de femmes sur la place Tahrir. Hier matin, et pour la deuxième fois en vingt-quatre heures, le quartier général des Frères musulmans, situé sur la colline de Moqatam, a été pris d’assaut et mis à sac par des protestataires.

Signe de la volatilité qui prévaut dans la capitale, des témoins rapportent aussi avoir assisté, hier, à des échanges de tirs entre la police et les gardes du corps du numéro deux de la Confrérie, Khairat al-Chater, à l’extérieur de sa résidence de Nasr City. Une fois désarmés, les gardes du corps se seraient enfuis. «Les gens ont vécu dans la peur de cet homme pendant ces deux dernières années», confie Seif Salama, un étudiant de l’Université du Caire qui a assisté à la scène. Avant d’ajouter: «Depuis l’arrivée au pouvoir des Frères musulmans, notre rue était remplie de gardes du corps de jour comme de nuit. Maintenant, tout le voisinage est en train d’encercler l’immeuble de Chater en chantant des slogans contre lui.»

Autant de signes d’instabilité qui ont poussé de nombreuses ambassades occidentales à réduire au maximum leurs activités. Des entreprises étrangères ont également demandé à leurs salariés expatriés ou à leurs familles de quitter le pays ou de résider dans des hôtels du Caire proches de l’aéroport.

Dans ce climat délétère, l’ultimatum de l’armée suscite néanmoins interrogations et inquiétudes. Les uns, peu convaincus par la gestion militaire de la transition entre la chute de Moubarak et l’élection de Mohamed Morsi l’été dernier, citent également avec méfiance l’histoire récente de leur pays. En 1952, c’est à l’issue d’un ultimatum formulé par les officiers libres au roi Farouk qu’un coup d’Etat finit par chasser le monarque. Les autres, avançant l’impossibilité de l’opposition d’assurer seule une éventuelle transition post-Morsi, cherchent à se rassurer en citant le discours d’Abdel Fattah al-Sissi. Le chef d’état-major y a assuré que l’armée «ne souhaitait pas s’impliquer en politique ou au gouvernement» et se contenterait de présenter sa «feuille de route» pour sortir de la crise.

«Je ne vois pas comment le gouvernement pourrait sortir indemne de cette contestation»