La Pologne, apaisée avec l’Europe
reportage
Sept ans après son adhésion, le leader de l’Europe centrale prend la présidence de l’UE avec humilité. Porté par une économie performante, le pays se sent des ailes . La page de la tentation souverainiste, incarnée par les Kaczynski, est tournée
Ce dimanche matin de juin, une cinquantaine d’enfants attendent en file indienne l’ouverture des portes du Musée de l’insurrection de Varsovie. Depuis son inauguration le 1er août 2004, sa visite est un événement patriotique pour tous les Polonais. Plus de 2 millions de personnes ont déjà arpenté les 3000 mètres carrés de l’exposition qui retrace, dans une mise en scène spectaculaire et résolument interactive, les soixante-trois jours du soulèvement polonais contre l’occupant nazi, l’été 1944.
La bataille de Varsovie fut un combat inégal, comme David affrontant Goliath mais à la différence que David fut, cette fois, un perdant magnifique. Abandonnée par les Alliés, trahie par Staline, la résistance, courageuse mais démunie, fut écrasée par la machine de guerre de Hitler. La cruauté nazie s’exprima dans l’anéantissement de Varsovie.
Ultime attraction du musée, un film en 3D d’une dizaine de minutes montre le champ de ruines qu’était Varsovie à la capitulation polonaise, le 2 octobre 1944. Sur fond de Requiem, la caméra balaie un paysage de destructions totales à l’ouest de la Vistule. Pour qui vient d’arpenter la pimpante vieille ville de la capitale, reconstruite à l’identique après la Deuxième Guerre mondiale, ou encore les grandes avenues martiales plantées de tours de verre et de métal flambant neuves, ces images d’archives ont quelque chose d’irréel – et d’insoutenable.
Conçu pour parler aux jeunes et les émouvoir, le Musée de l’insurrection gonfle le patriotisme polonais. Son succès populaire ne dit toutefois pas que la Pologne s’enferme dans une vision romanesque de son passé traumatique. Certes, il glorifie l’héroïsme, mais il a aussi libéré – c’est nouveau – le questionnement des historiens sur la pertinence de l’insurrection: le sacrifice de la ville et de sa population valait-il la peine dès lors que les conditions n’étaient pas réunies pour l’emporter?
Le musée a beau présenter le régime nazi comme une puissance maléfique et Staline comme le mal absolu, sept ans après son ouverture au public, les relations bilatérales de la Pologne avec l’Allemagne n’ont jamais été aussi bonnes. Et celles avec la Russie se réchauffent, même si le processus, à la fois plus lent et plus difficile, est freiné par la tragédie de Smolensk. On se souvient que, le 10 avril 2010, un accident d’avion coûtait la vie au président Lech Kaczynski et à une volée d’officiels représentant l’élite politique et militaire polonaise.
Le même consensus existe aujourd’hui sur l’intégration européenne de la Pologne. Alors que le pays renouvellera son personnel politique cet automne, plus aucun leader national n’ose remettre en cause l’ancrage européen. Même les élites auxquelles l’on prête des démangeaisons nationalistes ou autoritaires acceptent les nouvelles contraintes. Le coût économique, politique et diplomatique du non-élargissement est de toute évidence perçu comme beaucoup trop élevé. On l’a bien compris au contact d’une brochette d’interlocuteurs rencontrés à Varsovie et à Gdansk lors d’un voyage d’observation rendu possible par le gouvernement polonais.
A cet égard, il est piquant de se souvenir que le père du Musée de l’insurrection de Varsovie n’est autre que Lech Kaczynski, à l’époque maire de Varsovie puis élu président de la Pologne sous les couleurs du parti Droit et Justice (le PiS). Dans la foulée de l’adhésion polonaise à l’Union européenne (2004), Lech Kaczynski et son frère jumeau, Jaroslaw, ont fait main basse sur le pouvoir, conduisant une coalition qui propageait le chauvinisme d’avant la guerre, les sentiments anti-allemands et anti-russes et la nostalgie d’un passé révolu.
Bonne nouvelle: il semble que cet épisode soit dépassé. La coalition des revanchards s’adressant aux perdants de l’intégration européenne et de la mondialisation est en mauvaise posture. Les Polonais sont fatigués du populisme des Kaczynski. «Avec eux, tout était politique, ils méprisaient l’économie, les réformes nécessaires étaient reportées», explique un chef d’entreprise de Gdansk. «Cette guerre des mots permanente avec l’Allemagne et la Russie, c’était pénible, confesse un industriel à Varsovie. A la longue, on sentait que cela nuisait à l’image de la Pologne à l’étranger, spécialement en Europe. Elle ne pouvait pas se le permettre.»
En 2007, Droit et Justice a dû céder les clés du gouvernement à la Plateforme civique (PO) de Donald Tusk. Quand, en 2010, il a fallu, en plein deuil national, trouver un successeur au président Lech Kaczynski, le parti libéral et proeuropéen de Tusk a réussi à faire élire son candidat, le discret Bronislaw Komorowski, à la barbe du tribun Jaroslaw Kaczynski. Aujourd’hui, tous les sondages prédisent une nouvelle défaite du PiS et de son chef controversé aux législatives d’octobre.
Donald Tusk est perçu par les Polonais comme un gestionnaire fiable. Si sa réélection se confirme, ce sera la première fois depuis les élections libres de 1989 qu’un premier ministre polonais obtiendra un deuxième mandat. Les éditorialistes de la presse nationale parlent de «normalisation» ou annoncent carrément une «ère nouvelle», celle de la «stabilité politique». Jacek Koltan, politologue à la fondation European Solidarity Centre de Gdansk, renchérit: «Nous atteignons le stade ultime de la transition démocratique, cette success story polonaise.»
Au cœur de Varsovie, une poignée de sympathisants des Kaczynski campent devant le palais où résidait leur héros, Lech, avant Smolensk. Leurs banderoles et les tracts qu’ils distribuent récoltent l’indifférence générale. «On tire nos dernières cartouches», reconnaît Jacek, chômeur et militant du PiS. Il est de ceux qui continuent de voir dans l’accident «un complot des Russes». «Ne les écoutez pas, ils racontent des salades», rigole Agnieszka, une étudiante en droit, avant de rejoindre ses amis dans le bar voisin. Les rapports d’enquête ont clarifié les circonstances de l’accident: il y a eu plusieurs erreurs humaines dans des conditions de vol difficiles. «La majorité des Polonais l’a parfaitement compris», assure un porte-parole du gouvernement.
La page est tournée, et la Pologne regarde en avant. Elle se sent des ailes, elle qui va assumer coup sur coup deux événements majeurs l’exposant sous les projecteurs: la présidence pour six mois de l’Union européenne, dès le 1er juillet; puis l’accueil, en coproduction avec l’Ukraine, de l’Eurofoot 2012, dans une année. La très bonne tenue de l’économie, ces dernières années, donne confiance aux autorités. La Pologne est le pays de l’Union qui a le moins souffert de la crise mondiale. En 2009, elle n’a tout simplement pas connu la récession – une heureuse exception – mais seulement un ralentissement. Dès que les affaires ont redémarré en 2010, l’économie polonaise a renoué avec une croissance solide, et l’optimisme règne en dépit d’une hausse du déficit national et de la récente reprise de l’inflation (5% ce mois de juin).
Energique, charmante et pleine d’humour, inspirant le respect par son professionnalisme, Joanna Skoczek conduit avec autorité les travaux préparatoires de la présidence. Elle veut croire que le plus dur est derrière elle: «Quand on est bien préparé, ça se passe sans heurt, même si l’on vit avec la certitude qu’il y aura des surprises et des crises à gérer.»
Dans les cercles politiques et diplomatiques, la fierté qu’inspire l’idée d’assumer ce rôle pour la première fois est palpable. Sept années après l’adhésion et vingt-deux ans après le renversement du communisme pour la démocratie, cette nouvelle étape est vécue comme un couronnement, mais aussi comme une leçon d’humilité en raison des lourds devoirs imposés: «Je ne voulais pas croire ceux qui, à Bruxelles, me serinaient qu’un pays ne devient pleinement membre que quand il a assumé la présidence. A l’épreuve de la préparation, je me range aujourd’hui volontiers à leur avertissement», témoigne Joanna Skoczek.
Cette étape entraîne une mobilisation massive de la diplomatie et de l’administration. Quelque 1200 fonctionnaires, à Bruxelles et à Varsovie, ont été spécialement formés aux exigences. Ils sont 2000 si l’on ajoute des spécialistes dans les plus grandes villes du pays.
Varsovie se prépare à une présidence «réaliste», aux ambitions modérées. Orgueilleux dans l’exercice du pouvoir, les Kaczynski agissaient comme si la Pologne était un poids lourd de l’Union. Bronislaw Komorowski et Donald Tusk sont réputés pragmatiques. Ils ont intégré que leur pays, une économie émergente encore fragile, évolue parmi les poids moyens et n’a pas intérêt à se surestimer. Joanna Skoczek parle de test politique: «Pour la première fois, nous devrons défendre prioritairement l’intérêt général de l’Union et mettre en sourdine nos intérêts propres. Cela ne va pas de soi pour beaucoup de politiciens polonais.»
La presse nationale reproche au gouvernement de manquer de profil et redoute une présidence sans contenu politique. En leader régional incontesté de l’Europe centrale, la Pologne a pourtant un message fort à transmettre: «Nous voulons promouvoir l’idée d’une Europe solidaire», explique Artur Harazim, directeur pour l’Europe aux Affaires étrangères.
Accompagné par son collègue Dariusz Laska, il nous reçoit dans un salon du Rozana, une adresse prestigieuse de Varsovie comme en témoignent les photos tapissant le hall d’accueil et les rampes d’escaliers. Helmut Kohl et Lech Walesa se donnant l’accolade; Lech Walesa et Mikhaïl Gorbatchev en complices malicieux… Nombre de clichés renvoient à la fin heureuse de la Guerre froide. Dariusz Laska choisit ses mots: «Nous savons ce que nous devons à l’Europe. Mais nous savons aussi tout ce que l’Europe doit au peuple polonais: la paix et la sécurité, l’opportunité de ne pas devoir trop dépenser pour la Défense…» Le diplomate renvoie aux débuts de Solidarnosc en 1980, à la mobilisation massive du peuple polonais contre un régime inique honni par l’Occident. Une bataille citoyenne qui dura une décennie, contribua à affaiblir le communisme, jusqu’à son agonie et à l’implosion de l’Union soviétique et son glacis.
D’autres officiels polonais nous ont répété combien leur pays se sent investi d’une «responsabilité particulière» d’étendre à d’autres pays la «success story de l’Europe unifiée et pacifiée». Varsovie accorde ainsi une importance prioritaire au partenariat avec l’Ukraine, capital pour sa propre sécurité. Les Polonais voudraient repousser la frontière de l’Union plus à l’est, avec un Etat tampon entre la Russie et eux, tout en sachant que ce n’est guère négociable avec Moscou.
La Pologne est aussi favorable à une forme d’intégration de la Turquie à l’UE, y voyant un levier pour réaliser l’élargissement au Sud, dans les Balkans. Serbie, Croatie, Monténégro, Macédoine, Albanie: autant de pays hier communistes et dont Varsovie se sent solidaire de l’espérance de s’arrimer un jour à l’Europe.
Cette philosophie, l’esprit européen porté en bandoulière, ne forme pas encore un projet politique pour l’Union affaiblie par la crise de l’euro et l’aventure libyenne. Jusqu’à présent, Donald Tusk a surtout témoigné de son intérêt pour la gestion des fonds structurels européens dans une perspective souverainiste. C’est l’intérêt polonais strict qui a dicté son positionnement européen. On peut parier sans risque qu’il utilisera la présidence avant tout pour renforcer une Union européenne des Etats.