thaïlande
Coincée entre sa famille et la détestation de celle-ci, la première ministre thailandaise est aujourd’hui prise au piège alors que la confrontation perdure à Bangkok. Portrait, sur fond de grave crise politique

Le pouvoir lui a été offert sur un plateau. Mais il est vite devenu un piège. Confrontée depuis un mois à sa première crise politique d’envergure depuis la nette victoire de son parti Puea Thai aux législatives de juillet 2011, la première ministre thaïlandaise Yingluck Shinawatra, 46 ans, se retrouve devant un dilemme sans réelle issue. Soit elle décide de faire évacuer de force les opposants qui assiègent depuis plusieurs jours plusieurs ministères et encerclent le siège du gouvernement, au risque de voir la situation dégénérer et de donner des arguments à l’armée pour s’interposer. Soit elle mise sur l’usure du mouvement de protestation, voire donne sa démission, au risque de rendre furieux ses partisans et surtout celui qui l’a installé à la tête de l’ex Royaume de Siam par procuration: son frère Thaksin Shinawatra, ex premier ministre et milliardaire, en exil volontaire depuis 2008 pour échapper à une peine de deux ans de prison pour fraude fiscale.
Impossible, en effet, pour cette fille d’une riche famille de Chiang Mai (nord) ayant fait fortune dans le commerce de la soie, et étrangère à la politique, d’espérer aujourd’hui réunir autour d’elle un semblant de consensus. Encore constatée ce dimanche, nouveau jour de mobilisation massive contre elle et son gouvernement à Bangkok, la détestation dont elle est l’objet au sein d’une partie des élites thaies et de la classe moyenne urbaine est devenue irrationnelle depuis qu’elle a tenté, en vain, de faire voter une loi d’amnistie permettant le retour de son frère. Son surnom (« Phou » ou crabe en Thaï) est mis à toutes les sauces insultantes par les manifestants. Et même au sein de son propre camp, personne ne la défend vraiment.
Imposée par son ainé Thaksin comme tête de liste du parti Puea Thai en 2011 - la formation issue du mouvement des chemises rouges pro-Thaksin, dont les barricades au centre de la capitale furent réprimées dans le sang en mai 2010 - cette séduisante quadragénaire s’est en fait retrouvée piégée en jouant le rôle qu’on attendait d’elle: celui d’une porte-parole affable, estimée des diplomates étrangers, mais dépourvue d’ancrages dans le pays et au sein du système politique thaïlandais dominé par des clans provinciaux souvent semi-mafieux. « Elle fait de son mieux estime une diplomate en poste à Bangkok qui l’a souvent côtoyée. Sauf qu’il lui manque l’essentiel pour peser sur les décisions: l’expérience, l’enracinement local, la pratique parlementaire et bureaucratique ». Dimanche, alors que le puissant chef de l’armée a dit attendre des « réponses » du gouvernement avant l’anniversaire du roi et fète nationale du 5 décembre, la première ministre est d’ailleurs restée invisible, alimentant les rumeurs (démenties) sur un éventuel départ en exil...
Le handicap politique de Yingluck Shinawatra se traduit presque physiquement. Charmante, souvent habillée avec style dans des tailleurs noirs ou sombres comme à Genève en septembre dernier, la première ministre thaïlandaise témoigne parfois, lors des audiences ou de ses voyages à l’étranger, d’une timidité d’adolescente. Habituée à lire les discours, elle n’improvise pas. Son anglais correct mais loin d’être parfait, appris lorsqu’elle étudia quelques années aux Etats-Unis, dans une vague université du Kentucky, limite son éloquence et lui joue des mauvais tours. L’un des slogans utilisés contre elle n’est autre que « Thank you three times ! » en souvenir d’une intervention à l’étranger où, plutôt que de répéter « merci, merci, merci ! » elle lut l’annotation du traducteur : «Dire merci trois fois!».
Sa difficulté principale est néanmoins familiale et personnelle. Cadette d’une fratrie de neuf enfants, vingt ans plus jeune que son frère Thaksin, un ex officier de police devenu milliardaire dans les télécommunications grâce à des contrats publics, puis entré en politique à la fin des années 90, Yingluck Shinawatra n’a, au fond, jamais eu l’occasion de faire ses preuves. Son aîné, après l’avoir désignée comme cheffe de proue de son parti, n’a cessé d’intervenir par Skype auprès des foules et de son entourage. Il n’a pas non plus cherché à dissiper le doute sur les compétences réelles de celle qu’il propulsa, lorsqu’il dirigeait le pays entre 2001 et 2006, à la tête de Shincorp, son groupe de téléphonie mobile. Pire: l’ex homme fort du Royaume de Siam aujourd’hui installé entre Dubaï, le Monénégro et le Cambodge, aurait même, dans le passé, abondamment traité sa jeune sœur de «potiche»...
Sortir de cet imbroglio par le dialogue avec ses opposants, comme elle l’a demandé à plusieurs reprises ? « Impossible. Quelle que soit la légalité de son gouvernement dûment élu, Yingluck traînera toujours son nom comme un boulet » juge l’universitaire Charit Tingsabadh. Drôle de paradoxe en effet : cette première ministre « par défaut» peut se prévaloir d’une belle victoire électorale en 2011, et d’une majorité de députés qui lui ont renouvelé leur confiance jeudi dernier. Elle est aussi plutôt bien vue d’une partie de la haute administration, que son inexpérience l’oblige à choyer. A l’inverse, la classe moyenne urbaine de Bangkok la considère comme une enfant gâtée et lui reproche les politiques populistes mises en place par son frère pour séduire les masses paysannes du nord-est, telles les subventions massives accordées aux riziculteurs. Une défiance alimentée par le fait que sa famille, les Shinawatra, est accusée d’avoir accumulé trop de pouvoirs. Au point d’inquiéter l’entourage du révéré roi Bhumipol, âgé de 86 ans, vers lequel beaucoup se tournent à la veille de son anniversaire.
Otage d’un système politique siamois qu’elle n’était pas programmée pour intégrer, cette improbable première ministre paraît aujourd’hui condamnée à payer au prix fort, d’une façon ou d’une autre, les règlements de compte interminables entre son frère et les ennemis jurés de celui-ci. Sur fond de manœuvres et d’inquiétudes engendrées par la succession prochaine du révéré souverain.