À peine arrivé dans la salle du tribunal, Joaquin Guzman Loera, dit «El Chapo», costume gris, cravate mauve, cheveux teints et rasé de près, lance un regard à sa femme. Un regard direct et alerte. Ce même regard qui ne perd pas une seule miette du témoignage de Jesus Zambada, frère d’Ismael «Mayo» Zambada, l’actuel boss du puissant cartel de Sinaloa, au Mexique.

Sécurité maximale

Emma Coronel Aispuro, 29 ans, une ancienne reine de beauté habituée à évoluer dans un milieu de narcotrafiquants, est assise à quelques mètres de lui, entre deux rangées de journalistes. Elle est là tous les jours depuis l’ouverture du procès au Tribunal fédéral de Brooklyn, à New York, n’étant pas autorisée à rendre visite à son mari en prison. A intervalles réguliers, El Chapo la fixe, impassible. Parfois, un bref sourire s’échappe de son visage de cire.

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Joaquin Guzman est accusé d’avoir dirigé, entre 1989 et 2014, une organisation criminelle, le cartel de Sinaloa, responsable de l’acheminement de plus de 154 tonnes de cocaïne vers les États-Unis. Pour une valeur de 14 milliards de dollars. ll est aussi inculpé pour enlèvements, possession d’armes et blanchiment d’argent, et pour avoir participé à au moins 30 meurtres. Son procès devrait durer près de quatre mois. Il risque la perpétuité. Mais pas la peine de mort: l’accord d’extradition passé avec le Mexique l’exclut.

El Chapo plaide non coupable; la défense tente de faire de lui un «bouc-émissaire». Face à eux, l’accusation brandit plus de 300 000 pages de documents ainsi que 117 000 enregistrements audio. Ce procès hors-norme se déroule sous très haute sécurité en raison du «pedigree» de l’accusé: El Chapo s’est illustré par deux spectaculaires évasions au Mexique, en 2001 et en 2015. Le jury est ultra-protégé. Tout comme certains témoins, qui craignent pour leur vie.

Une surprenante nonchalance

Auditionné depuis plusieurs jours, Jesus Zambada est du genre plutôt coopératif avec la justice. Il répond, en espagnol, avec précision à chacune des questions de la procureure. Arrêté en 2008 après avoir travaillé pour le cartel pendant 20 ans, il purge aujourd’hui sa peine aux États-Unis. C’est l’un des témoins-clé du procès.

Les tonnes de cocaïne fournies à El Chapo depuis Mexico City, leurs différentes rencontres, les planifications d’assassinats, comment il a lui-même échappé à une tentative de meurtre par une bande rivale en 1994, les pots-de-vin versés à des fonctionnaires pour parvenir à acheminer la cocaïne colombienne vers les États-Unis ou encore les 250 000 dollars payés à un officier gradé pour éviter une arrestation d’El Chapo: il détaille tout, avec une surprenante nonchalance. Précis, sans la moindre émotion.

Jesus Zambaba reconnait la photo d’une arme montrée par la procureure: «Oui, il s’agit bien du pistolet d’El Chapo. Celui qui est incrusté de diamants, avec ses initiales JGL». A plusieurs occasions, il décrit les armes de gros calibre en possession du baron de la drogue et comment El Chapo s'arrange pour que ceux qui se mettent en travers de son chemin soient éliminés. Il évoquera la mort d’un ex-allié ainsi: «Mon frère Ismael m’a dit qu’il avait le corps criblé de balles et que sa tête a presque été arrachée. Elle tenait à peine.» Un autre a connu un sort similaire pour avoir refusé de serrer la main d'El Chapo: il a été tué avec sa femme à la sortie d'un cinéma. «El Chapo avait dit qu'il le tuerait», raconte Jesus Zambada. 

Démentis de deux anciens présidents

Le témoin confirme qu’El Chapo a bien dirigé le cartel avec son frère. Il le dit à plusieurs reprises, pendant que la procureure reconstitue la hiérarchie du cartel de Sinaloa sur un tableau. La semaine dernière, Jesus Zambaba avait évoqué la lutte fratricide avec le cartel de Tijuana. Dont l’attaque, en 1993, à l’aéroport de Guadalajara, qui s’est soldée, par erreur, par la mort d’un cardinal, Juan Jesus Posadas. Soupçonné d’avoir organisé cet assassinat alors qu’il était lui-même visé, El Chapo avait alors fui au Guatemala. Un mois plus tard, il était arrêté. Pour la première fois.

Jesus Zambada travaillait sous les ordres de son frère. Il était le «chef de Sinaloa pour la ville de Mexico», et «contrôlait» l’aéroport de la ville. Il décrit El Chapo comme très puissant, régulièrement entouré de dizaines de pistoleros. El Chapo lui achetait un kilo de cocaïne pour des montants allant de 10 000 à 13 000 dollars dans les années 2004-2005, explique-t-il. A cette époque, un kilo pouvait se vendre à 35 000 dollars à New York. Il donne des précisions sur les routes empruntées, cartes à l’appui, ainsi que les moyens utilisés: vedettes rapides, bateaux de pêche, trains, avions – dont la compagnie de ligne Aeropostal –, mais aussi camions de gaz. Lundi, il a aussi beaucoup été question des frères Beltran Leyva et de la «guerre» qu’ils ont livrée au cartel de Sinaloa après l’avoir quitté, en 2008. Un des frères, Hector, est mort dimanche d’une crise cardiaque. Il était détenu au Mexique.

Il prend des notes

Pendant l’audience, El Chapo se montre très attentif. Il écoute, prend des notes, fixe les membres du jury. Avant de lancer un nouveau regard à sa femme. Il avait demandé à pouvoir l’enlacer au début du procès, mais la demande lui a été refusée.

Ce procès, qui va s’étaler sur plusieurs semaines, a déjà connu des rebondissements. La semaine dernière, deux anciens présidents mexicains, Enrique Peña Nieto et son prédécesseur Felipe Calderon, ont été contraints de produire un démenti: un avocat d’El Chapo les avait accusés d’avoir touché des centaines de millions de dollars de pots-de-vin du cartel de Sinaloa. Ils ont juré que ce n’était pas le cas. Ce procès atypique pourrait devenir le plus cher de l’histoire des États-Unis. Selon certaines estimations, ses coûts pourraient avoisiner les 50 millions de dollars.

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