«Les provocations de Donald Trump ne sont pas gratuites»
Diplomatie
L’ancien ambassadeur Raymond Loretan a été consul général de Suisse à New York entre 2002 et 2007. Depuis, il est revenu à Genève pour mener une carrière politique au sein du PDC

Le Temps: N’y a-t-il pas dans le style de Trump dans son ton, dans l’agressivité qu’il a parfois déployé, quelque chose de tout à fait anti-diplomatique?
Raymond Loretan: Bien sûr. En même temps, Trump teste les résistances avant d’entrer en fonction. En attaquant l’Allemagne, il teste la réactivité de Merkel, c’est un peu comme les préliminaires d’une négociation (ou d’un combat de boxe), on jauge l’adversaire. Il ne faut pas se tromper: tant qu’il le peut encore, il joue lui le rôle d’explorateur et ses provocations ne sont pas gratuites. Derrière lui, va progressivement s’installer un système, avec de vrais joueurs d’échecs, pour le meilleur ou pour le pire, l’avenir nous le dira.
- Les Etats-Unis vont-ils rester un partenaire commercial de premier plan pour la Suisse?
- Les Américains et les Suisses partagent de nombreuses valeurs communes, notamment le libéralisme économique et l’esprit d’entreprise. Les Etats-Unis sont notre deuxième partenaire commercial et nous y investissons massivement. Cette relation économique est appelée à prospérer. Le nouveau président est fondamentalement un entrepreneur, il respectera ceux qui comme lui plaident pour une liberté d’entreprendre sans entrave. Notons qu’il a pris à partie la moitié de la terre mais qu’il a fait un gentil téléphone au Président Schneider – Ammann, «d’entrepreneur à entrepreneur». Le chef du Département fédéral des affaires étrangères Didier Burkhalter nous dit aussi avoir anticipé la possibilité que Donald Trump soit élu en tissant des liens dans son entourage. Dans la foulée du bilatéralisme, pourquoi ne pas relancer l’idée d’un accord bilatéral avec les USA (et avec la Grande-Bretagne, pendant que l’on y est)?
- Et sur le plan politique?
- Je fais confiance à nos diplomates, qui ont certainement préparé le terrain… C’est un travail sans tambour ni trompette, qui se fait en coulisses. Il faut activer les canaux de l’ombre pour, pour le moins rester un modeste interlocuteur ou pour le plus devenir un partenaire privilégié. J’observe que le Conseil fédéral, plus que d’autres gouvernements, a pris garde à ne pas lancer de petites phrases assassines ou de commentaires désobligeants. Rien d’agressif ni de polarisant qui pourrait entraver un début de dialogue. La Suisse ne doit pas seulement être un interlocuteur valable pour les relations bilatérales. Dans une situation de dégradation du climat politique global, elle doit se positionner là où, potentiellement, elle sera sollicitée. Ce n’est pas un hasard si notre ministre des affaires étrangères a récemment déclaré vouloir renforcer le rôle de médiation et de facilitateur de la Suisse.
- Donald Trump prône le repli. Est-ce une menace pour la Suisse qui vit du multilatéralisme?
- La montée des nationalismes favorise le repli et nous assistons à des mouvements similaires chez nous. La Suisse qui a un besoin existentiel d’ouverture des marchés risque d’en pâtir. Mais elle a aussi su se positionner par rapport à la nouvelle situation. Suite à l’affaiblissement de l’OMC et à la menace qui pèse sur les grands projets multilatéraux, elle a priorisé les accords bilatéraux avec ou sans ses partenaires de l’AELE. L’exemple de cette semaine avec la visite du président chinois Xi Jinping en a été une belle démonstration. Nous avons même deux ou trois coups d’avance sur les pays européens. Berne a signé ou négocié des accords commerciaux avec l’Inde, le Mercosur ou le Vietnam. En ayant su maintenir le dialogue politique avec la Russie le retour économique suivra. Dans ce contexte, où le bilatéralisme devient prépondérant, la Suisse sait jouer ses atouts. Sauf, pour l’instant, avec l’Union européenne, notre premier partenaire commercial.
- Trump s’en est pris frontalement à l’Union européenne. En fragilisant l’UE, ne fragilise-t-il pas la Suisse?
- L’UE est déjà faible. Je suis un Européen convaincu, mais qu’est-ce que cela veut dire aujourd’hui? La Suisse a évidemment intérêt à ce que l’Europe soit prospère et solide. Ce n’est malheureusement pas le cas aujourd’hui et nous devons garder nos yeux ouverts sur toutes les options qui permettent la meilleure défense de nos intérêts. Nous ne sommes une menace pour personne et n’avons pas d’agenda caché, c’est un avantage compétitif qui doit nous permettre d’explorer des opportunités partout et particulièrement des deux côtés de l’Atlantique. Géopolitiquement, le regrettable affaiblissement de l’UE laisse un trou politique béant et comme on le sait, la politique a horreur du vide. Nous devons donc aussi parler avec ceux qui risquent de l’occuper, si l’UE n’est pas capable de rebondir. Il faut admettre que pour le moment et sous réserve de trouver une solution satisfaisante à la libre circulation des personnes, notre place à l’extérieur de l’UE peut constituer un atout tant sur le plan politique qu’économique. Mais je garde l’espoir que l’Europe se ressaisisse.
- Selon ses déclarations, Donald Trump veut changer radicalement l’Otan. Quel risque pour la sécurité en Europe?
- Pour l’instant, il propose de mieux répartir les coûts au sein de l’Alliance. A priori, je ne vois rien de scandaleux à ce que les Européens assument proportionnellement le coût de la sécurité sur leur propre continent. Outre le contexte terroriste, les tensions autour de l’Ukraine ont montré qu’en Europe aussi, nous sommes dans un environnement sécuritaire instable. Si la Suisse veut rester crédible dans sa politique de neutralité armée tout en maintenant ses liens avec l’OTAN à travers le Partenariat pour la Paix, elle doit montrer qu’elle prend la véritable mesure des risques en adaptant plus dynamiquement sa capacité de réponse. Cela ne passe pas nécessairement par une augmentation de l’enveloppe budgétaire, mais plutôt par une meilleure allocation des moyens, pour la défense aérienne, la guerre électronique, le renseignement, et surtout par des processus d’acquisition plus rapides. La saga autour de l’achat de nouveaux avions et des horaires de vol ne fait pas très sérieux.
- La Genève internationale doit-elle craindre pour ses emplois en en raison du désengagement promis par le nouveau président?
- Les inquiétudes sont légitimes et nous serons attentifs aux premières décisions dans ce domaine, mais ne soyons pas alarmistes. Cela dit, il se peut aussi que la Genève internationale gagne en importance. Même si certaines organisations internationales seront obligées de réduire leur voilure, d’autres pourraient être appelées à jouer un rôle accru. Dans un monde plus dangereux, le besoin en gouvernance, en médiation, en coopération multilatérale, en promotion de la paix et défense des droits de l’homme est également accru. Et la Genève internationale restera cette plateforme unique de rencontre et de dialogue. La Suisse devra aussi jouer son rôle, surtout auprès des USA d’aujourd’hui, pour qu’elle le reste.
- Peut-on parler de changement de paradigme?
- Oui, mais ce n’est pas un scoop et Trump n’en est pas le déclencheur mais une de ses manifestations. La Suisse a connu cela dès 1992, avec le refus de l’EEE et l’avènement d’une nouvelle culture politique qui a passé de la concordance à la polarisation. Plus récemment, le Brexit en a été une autre manifestation. Nous sommes probablement arrivés au bout du modèle post-chute du mur de Berlin. La globalisation n’a pas tenu ses promesses les plus importantes et le partage des richesses n’a pas eu lieu, au détriment des classes moyennes. La paupérisation rampante est le terreau idéal pour l’émergence du nationalisme à outrance, du populisme et de la xénophobie. Les partis traditionnels n’ont pas vu venir les problèmes et ne savent pas y apporter de réponses. La Suisse, grâce à son système de «checks and balances» est relativement épargnée et se porte bien. Face aux profonds changements du monde, elle doit rester agile et en mouvement. Egalement face à l’Amérique de demain, dont on ne sait pas vraiment à quoi elle va ressembler et pour combien de temps.
- Peut-on imaginer le président Donald Trump communiquer par tweets ses intentions en politique étrangère?
- La communication de Donald Trump va progressivement changer. Avec l’investiture, commence une phase de transition: des professionnels vont encadrer de plus en plus les déclarations du président. On a d’ailleurs déjà vu les prémisses de ces changements avec le discours que Donald Trump a prononcé le soir de son élection et qui était beaucoup plus politiquement correct que ce à quoi il nous avait habitués lors de la campagne. Je m’attends donc à une communication de plus en plus maîtrisée, la parole du Président étant un instrument de pouvoir prépondérant. Il ne pourra toutefois – ni ne voudra – abandonner complètement ses tweets impulsifs car ce style spontané et souvent provocateur va rester sa marque de fabrique et c’est l’une des raisons de son élection.