Une façade jaune, délavée par le soleil. Du linge à la fenêtre, une vieille femme en hijab, et le silence assommé de l’heure de la sieste. Figé dans l’été niçois, le numéro 62 de la route de Turin n’avait jamais intéressé personne, jusqu’au lendemain du 14 juillet meurtrier. Depuis, il défile en boucle sur les chaînes de télévision. Le monde veut mettre des mots et des images sur l’environnement immédiat du tueur de la Promenade des Anglais.

C’est ici que vivait Mohammed Lahouaiej Bouhlel, au premier étage de ce petit immeuble vétuste du quartier des Abattoirs, dans l’est de la ville. Les voisins ont déjà tout dit aux enquêteurs. Ils ont tout dit et rien dit. Ils ont décrit un homme qu’ils voyaient tous les jours mais qu’ils ne connaissaient pas. «Ici, c’est chacun pour soi et Dieu pour tous», lâche une Algérienne de 64 ans au troisième étage. «Je le voyais souvent en tenue de travail, hésite un adolescent de l’immeuble. Il ne disait pas bonjour. Il viffait.» Il «viffait»? «Ouais, c’était un vif… ça veut dire quelqu’un qui trace, sans calculer les autres.»

L’islam radical, une question centrale dans ce quartier

Alors pourquoi a-t-il décidé de faucher 84 innocents comme des quilles, un soir de fête nationale? A mesure que filtrent les éléments de l’enquête, le profil du meurtrier se dessine peu à peu. Délinquant fumeur de shit, psychotique, violent: les investigations finiront par dresser un portrait complet. Elles diront surtout si sa sordide entreprise fut, de près ou de loin, l’œuvre de Daech.

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Mais une chose est sûre: dans ce quartier anonyme comme à l’Ariane, aux Moulins, à Bon Voyage ou à St-Roch, l’islam radical est tout sauf une question subsidiaire. Une question esquivée? Taboue? Certainement. Mais une question centrale. A laquelle sont confrontés toutes celles et ceux qui vivent là. «Le Temps» a décidé de remonter la route de Turin, vers les barres HLM du nord est. A la rencontre des habitants, de leurs craintes, de leur histoire.

Premier échange: «Dans le quartier, la radicalisation, on la voit tout de suite»

Premier échange juste derrière l’immeuble de Mohamed Lahouaiej Bouhlel. Aperçus au balcon de leur appartement, Noureddine et Samia fument une cigarette. Ils préfèrent descendre, pour parler loin des oreilles indiscrètes. «Dans le quartier, la radicalisation, on la voit tout de suite, assure Samia. Si vous remontez un peu vers le Leclerc de Bon Voyage, vous les verrez: ils portent la barbe et le qamis, ou la djellaba si vous préférez. Leur truc, c’est d’aborder les jeunes pour leur parler de religion. Surtout ceux qui sont paumés. C’est vite vu, on a un fils né en 1994 et une fille, née en 1997. Dans leurs deux groupes d’amis, des jeunes sont partis en Syrie. On les voit dans le reportage de la télé sur Omar.»

Omar Omsen, Diaby de son vrai nom. Considéré comme l’un des plus importants recruteurs de la région, le Franco-Sénégalais a été donné pour mort en Syrie en août 2015, avant de réapparaître il y a quelques mois sur la scène médiatique. La figure est dans tous les esprits. «S’il y a eu tellement de recrutements ici, c’est beaucoup à cause de lui, poursuit Noureddine. Et on ne m’enlèvera pas de l’idée que l’Etat a laissé faire: on l’a laissé en liberté, avec un bracelet électronique!»

Samia et Noureddine sont musulmans. «Alors toutes ces histoires, ça nous fait encore plus mal. Parce qu’on est Français d’abord – mais les gens commencent à nous regarder de travers. Les radicaux, nous, on les ignore. On entend des choses, il paraît que ceux qui recrutent proposent de l’argent aux jeunes pour partir en Syrie. Dix mille euros! Vous vous rendez compte ce que c’est que 10 000 euros pour un petit jeune?» Et Samia de s’en reprendre aux autorités: «Il y a beaucoup trop de laisser-aller. Les frontières ouvertes, la nationalité ou la carte de séjour qu’on donne à n’importe qui, les fiches S qui ne servent à rien… Vous devez l’écrire, ça, dans le journal!»

Tony, dans son quartier qui change

A l’angle de la rue Joseph Arnaldi, devant les étals d’une boucherie halal, une femme en hijab échange un petit éclat de rire avec une Africaine en boubou. Scène de la vie ordinaire dans un quartier populaire et métissé. Sur le trottoir d’en face, Tony, 68 ans, ne se fait pas prier pour nous parler. «J’habite dans le coin depuis toujours. Le quartier, je l’ai vu changer du tout au tout. Avant, on allait chez la voisine demander un morceau de sucre. Maintenant c’est fini tout ça.»

Deux jeunes nous observent. Tony baisse la voix: «On est envahis, ils sont là en maîtres, ce sont les dieux du quartier. Je vous promets que je ne suis pas raciste, j’ai des amis de partout. Mais franchement, c’est pas normal. Des mosquées, il y en a en pagaille par ici. Plus haut, rue d’Italie, rue d’Angleterre, ils prient dans la rue le vendredi, allongés par terre. Vous comprenez ce que je vous dis? Essayez d’aller construire une église catholique en Algérie, hé! Mais qu’est-ce que vous voulez faire, même la fille du maire est mariée à un musulman!» Tony «resterait bien là, à parler» avec nous, mais on l’attend à l’USCCA, juste à côté. Le club de boules du quartier. «Rejoignez-moi tout à l’heure, c’est juste là, au coin.»

Tijani: «Pas de racisme ici, juste les boules!»

Nous le rejoignons quelques minutes plus tard. Au fond d’une impasse, une porte en fer. On sonne, la porte s’ouvre. Au sommet d’un grand escalier, une guinguette. Tijani sert le pastis. Sa fille Sofia et son fils Mehdi dévisagent l’intrus. «Vous voyez bien qu’ici il y a toutes les races!, lâche Tony, pas peu fier. Pas de racisme ici, juste les boules!»

Accoudé au bar, Frank, 47 ans, veut savoir ce qui nous amène. Nous lui expliquons que nous voulons comprendre ce qui se passe dans ces quartiers. «Ce qui se passe, répond-il, c’est qu’on a parqué des populations entières dans des ghettos. Juste là derrière, dans les barres HLM. Maintenant c’est difficile de revenir en arrière. Pourtant, le vivre ensemble, ça existe! Crée tous les jours, ici, au club, vous voyez bien.»

Des différences de générations

Roger arrive. Il a 70 ans dans deux jours. Et besoin de parler, lui aussi. «Dans le quartier, on n’a jamais pensé qu’on serait confronté à une chose pareille. Elle ne mérite pas ça, notre Côte d’Azur. Je ne comprends pas qu’on n’arrive pas à arrêter tout ça. La police, quand ils en arrêtent un, il le relâche cinq minutes plus tard…» Et puis il se tait. Son regard se fige. Les larmes montent, il éclate en sanglots: «Qu’est-ce qu’ils vont avoir comme avenir, les petits comme Mehdi, comme Sofia? Pardon… c’est trop grave.»

Roger, Tony, Tijani, musulman lui-même, ont-ils peur de l’islam radical? Le sujet n’est pas évident. Les réponses non plus. Roger reprend ses esprits: «Avant j’habitais St-Roch. Il y avait un petit couple sympathique dans mon immeuble. Du jour au lendemain, la fille s’est voilée et on les a moins vus. C’est malheureux, ça nous éloigne les uns des autres.» Sofia, elle, est incrédule, du haut de ses 16 ans. «Pour moi, chacun fait comme il veut. J’ai des copines qui portent le voile, d’autres non, ça ne change rien.» Deux générations la séparent de Roger. Les mentalités ne sont plus les mêmes.

Rencontre avec les Frères musulmans du quartier

La lumière baisse, il est l’heure de remonter vers les barres HLM. Le long de la route, un entrepôt de produits orientaux. Quelques carcasses de voitures. Des jeunes qui négocient les pièces d’un scooter démonté. Plus de Roger, plus de Frank, plus de vieux Français. De plus en plus de hijabs. Nous sommes à Tunis, à Marrakech, à Alger.

Arrivés au fameux Leclerc, nous bifurquons à droite, vers Roquebillière, l’entrée de la cité. Devant la mosquée, cinq hommes nous observent. Longues barbes, qamis, sandales, bonnet blanc sur la tête. «On vous a vus arriver, vous cherchez des terroristes?» Il faut montrer patte blanche. Ils décident de nous faire confiance. «Pour nous, Daech, ce ne sont pas des musulmans. Ils nous considèrent comme des mécréants, parce que nous ne faisons pas le djihad. Mais nous, nous cherchons à nous rapprocher du Prophète. Notre djihad est intérieur, nous luttons contre nous-mêmes, contre la tentation. Ceux de Daech, quand ils viennent ici, nous les dénonçons. A la police, s’il le faut. Nous leur disons: «Frère, tu te trompes, Allah interdit de tuer, même les mécréants, même les animaux».»

Et nous, que sommes-nous pour eux? Des mécréants? «Oui, répond l’un d’entre eux. Mais nous ne vous ferons jamais de mal. Allah nous l’interdit.» Nous restons interdits. S’ils disent vrai, comment expliquent-ils que Daech recrute dans leur quartier? «Parce qu’ils tombent sur des jeunes qui ne connaissent rien à l’islam. Ils les repèrent, comme des serpents. Mais ils n’osent pas s’approcher de nous. Parce qu’ils savent que nous connaissons l’islam.»

Comprennent-ils qu’ils font peur? Pourquoi ont-ils choisi d’afficher leur islam comme un étendard, contrairement à leurs parents? «Parce que la priorité de nos parents était de s’intégrer, répond le plus affable. Ils ont dû faire leur place, ils ne pouvaient pas s’intéresser à l’islam. Nous, nous sommes nés ici. Nous pouvons nous rapprocher de nos racines et du Prophète.»

Une femme s’approche alors que nous quittons le groupe. «Vous savez à qui vous venez de parler? Eux, ce sont les gardiens du quartier. Les Frères musulmans. Ils sont là pour surveiller que les terroristes de Daech n’entrent pas. Eux, ils croient vraiment en Dieu. Mais ça, les Français ne le comprennent pas.»

Amel: «Un monde sépare certains musulmans»

Elle s’appelle Amel. Elle n’est pas voilée. Elle est «citoyenne marocaine, vivant en France, aimant la France». Elle se livre: «Ma fille a épousé l’un d’entre eux. J’avais très peur qu’elle parte en Syrie. Alors je me suis intéressée à ces Frères, dont je me méfiais. Normalement, ils ne parlent pas aux femmes. Mais à moi ils parlent, en tournant la tête. Leur allure est perçue comme une provocation, parce qu’ils s’habillent comme ceux de Daech. Mais c’est Daech qui a pris leur image en otage.»

Elle conclut: «Le vice bâtard, le vrai problème, c’est qu’un monde sépare ces gens qui semblent identiques aux yeux des Français. D’un côté, il y a ceux qui sont en vraie recherche spirituelle. Et de l’autre, il y a ceux qui imitent, qui suivent l’effet de mode et qui sont les clients de Daech. La clé, c’est que les premiers nous protègent des seconds.»

Dans cette cité si profondément musulmane, tellement proche du Vieux Nice mais si loin du petit rosé de l’apéro, le grand mystère de la menace islamiste n’en finit pas de s’épaissir.

Collaboration: Olivier Francey

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