Les quatre ans de chaos du Brexit, une leçon pour l’Europe et la Suisse
International
La signature d’un accord commercial entre l’Union européenne et le Royaume-Uni met un terme à quatre ans de négociations à suspense, ouverte par le «non» britannique au référendum du 23 juin 2016. Un «non» qui a changé l’UE autant que son ex-Etat membre

Personne, au sein des institutions communautaires, n’aurait imaginé un pareil scénario. Lorsque le gouvernement conservateur britannique de David Cameron invite les 46,5 millions d’électeurs inscrits du Royaume-Uni à se prononcer, le 23 juin 2016, sur l’appartenance de leur pays à l’Union Européenne – «Should the United Kingdom remain a member of the European Union or leave the European Union?» – le sentiment général est que le «Remain» (le maintien dans l’UE) l’emportera, même de justesse, comme le prédisent une majorité de sondages, malgré la percée tardive du «No».
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A Bruxelles, le choc est donc énorme lorsqu’au bout de la nuit du 23 juin, 51,8% des 33,5 millions de votants se prononcent pour le divorce avec l’UE, contre 48,1% pour le maintien dans cette communauté à laquelle Londres a adhéré le 1er janvier 1973. Adhésion validée par le référendum du 5 juin 1975 (67,3% de oui, 32,8% de non). Quatre ans plus tard, alors que l’annonce d’un accord historique sur la future relation commerciale entre l’Union européenne et le Royaume-Uni éloigne le spectre d’un blocage des frontières et d’un «No Deal», quelles leçons doivent être tirées à Bruxelles, dans les 27 autres Etats membres de l’UE, et au-delà, pour les pays tiers comme la Suisse? Premier tour d’horizon.
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■ Pour l’Union européenne, un échec surmonté avec discipline
Le Brexit, qui signe le divorce avec le Royaume-Uni, l’un de ses Etats membres les plus importants, est, le 23 juin 2016, vécu à juste titre comme un échec pour l’Union européenne. Une brèche vient de s’ouvrir, de la façon la plus démocratique qui soit: par référendum, en réponse à une question très claire: «Le Royaume-Uni doit-il rester membre de l’UE ou la quitter?» Il s’agit d’un choc tectonique pour une communauté qui, jusqu’au traité de Lisbonne entré en vigueur le 1er décembre 2009, n’a jamais prévu le scénario de l’éventuel départ d’un de ses pays membres.
Ce nouveau traité, adopté au plus fort de la crise financière 2008-2012, a prévu cette hypothèse dans son article 50 ainsi libellé: «Tout État membre peut décider, conformément à ses règles constitutionnelles, de se retirer de l’Union. L’État membre qui décide de se retirer notifie son intention au Conseil européen. À la lumière des orientations du Conseil européen, l’Union négocie et conclut avec cet État un accord fixant les modalités de son retrait, en tenant compte du cadre de ses relations futures avec l’Union. Cet accord est négocié conformément à l’article 218, paragraphe 3, du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. Il est conclu au nom de l’Union par le Conseil, statuant à la majorité qualifiée, après approbation du Parlement européen».
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A partir de là? Un précipice, car en réalité, rien n’est prêt sur le plan juridique et l’on voit déjà poindre, à Bruxelles, le risque d’une désunion face aux Britanniques. C’est dans ce contexte que le nouveau président de la Commission européenne, le luxembourgeois Jean-Claude Juncker (longtemps bête noire des conservateurs outre-Manche, car trop fédéraliste à leur goût) nomme, le 27 juillet 2016, le français Michel Barnier au poste crucial de négociateur en chef chargé de la préparation et de la conduite des négociations avec le Royaume-Uni au titre de l’article 50. L’ancien commissaire européen en charge du marché unique et des services financiers (ce qui l’a conduit à beaucoup négocier avec les banquiers de la City de Londres) prend ses fonctions le 1er octobre 2016.
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Il faut dès lors avoir conscience du chemin parcouru, depuis 2016, par les 27 Etats membres de l’Union qui sont restés unis, et n’ont pas affiché leurs divergences durant ces négociations si longues et tortueuses, d’abord menées par le gouvernement de Theresa May (13 juillet 2016-24 juillet 2019) puis par celui de Boris Johnson, principale force motrice du Brexit avec le souverainiste Nigel Farage.
Ceux qui prédisaient à l’UE d’autres départs d’Etats membres, voire des désaccords publics susceptibles de la faire exploser, en sont donc pour leurs frais. Quatre ans après, le front uni européen n’a pas été brisé. La discipline l’a emporté, réduisant considérablement la marge de manœuvre de Boris Johnson qu’une partie de son entourage poussait au «No Deal».
■ Pour le débat européen, un suspense compliqué, mais vivifiant
Cette version des faits est parfois occultée, mais l’Union européenne peut dire merci au Brexit et à Boris Johnson. Depuis 2016, les débats internes au sein de l’UE ont été durs, voire carrément brutaux, en particulier sur la question de l’Etat de droit face aux poussées autoritaires des gouvernements conservateurs élus en Pologne et en Hongrie. L’UE n’a donc pas été, durant ces quatre années, un long fleuve tranquille, loin s’en faut.
Le fait est, néanmoins, que le divorce avec les Britanniques a obligé les «grands pays» de l’Union, en particulier la France et l’Allemagne, à serrer les rangs. Le Royaume-Uni, depuis son entrée au sein de l’Union, avait toujours pris le parti d’une Europe avant tout commerciale, freinant à chaque fois les initiatives plus fédéralistes. Cette épine a été enlevée par le référendum du 23 juin 2016. Le Brexit, en clair, a donné une chance à saisir aux pays continentaux membres de l’Union.
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Plus question de faire porter à Londres la responsabilité des échecs, par exemple en matière de défense européenne autonome (compte tenu du soutien forcené des Anglais à l’Otan, l’Alliance atlantique dirigée par les Etats Unis). Plus question de buter, en matière de lutte contre l’évasion fiscale et la concurrence dommageable, sur les fameux «trusts» britanniques basés dans les territoires dépendants de la couronne comme les îles vierges. Plus question, en bref, de se cacher derrière le «monstre du Loch Ness» britannique: désormais hors de l’UE, Londres redevient un partenaire compliqué, difficile, dont l’accord commercial encadre la relation. Mais au sein de l’Union, les jeux sont clarifiés.
Le dernier exemple en date est l’adoption, lors du dernier sommet de décembre à Bruxelles, du futur budget communautaire pour 2021-2027 (1074 milliards d’euros) et du plan de relance anti-Covid à hauteur de 750 milliards d’euros, dont une partie sera financée par des emprunts contractés par la Commission européenne. Il est probable qu’un Royaume-Uni resté membre de l’Union aurait bataillé contre, au sein du camp des pays «frugaux» (Pays-Bas, Finlande, Suède, Autriche…). L’historien britannique Robert Franck, spécialiste des relations anglo-européennes, en est en tout cas convaincu: «Avec les Britanniques on n’en aurait même pas parlé, ils auraient tout de suite dit non. Les Européens ont un peu plus de possibilités d’avancer ensemble désormais»
■ Pour la Suisse, l’heure de vérité est passée par Londres
La Suisse partage avec le Royaume-Uni une caractéristique. Les électeurs helvétiques se sont eux aussi prononcés contre l’intégration européenne. N’oublions pas, en effet, que le référendum sur l’adhésion de la Suisse à l’Espace économique européen (EEE) du 6 décembre 1992 se déroule quelques mois après la demande d’adhésion formelle à la Communauté européenne déposée par le Conseil fédéral le 20 mai 1992. Même s’il ne s’agissait pas, formellement, de voter pour contre cette adhésion, les électeurs helvétiques avaient conscience de cet arrière-plan, largement exploité par le camp souverainiste et europhobe animé par l’UDC de Christoph Blocher. Résultat: 50.3% de non. L’Espace économique européen, extension de l’actuelle UE, ne regroupe aujourd’hui que la Norvège, l’Islande et le Liechtenstein.
Autre point commun avec le Royaume-Uni: le suspense des négociations Suisse-UE qui s’engagent durant les années 90 et débouchent sur la centaine d’accords bilatéraux actuellement en vigueur, que Bruxelles et Berne n’ont pas encore réussi à remplacer par un accord-cadre. Les négociateurs helvètes ont expérimenté des moments difficiles face à l’Union, comme les Britanniques, mais ils ont pu longtemps compter sur une différence majeure: l’indulgence de pays comme la Belgique et le Luxembourg, mais aussi parfois du Royaume-Uni, sur les questions fiscales car ces pays y trouvaient aussi avantage. Il ne s’agit pas ici de refaire l’histoire mais il n’est pas surprenant qu’au début du feuilleton du Brexit, le «modèle Suisse» ait souvent été cité dans la presse britannique comme une option pour Londres, synonyme d’une relation bilatérale «à la carte».
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Aujourd’hui, avec la conclusion de l’accord sur la future relation commerciale entre Londres et Bruxelles, la donne va durablement changer. L’Union sort renforcée de ces négociations. Sa discipline a payé. L’on voit mal, dans ce contexte, les 27 Etats membres – qui doivent encore valider l’accord, tout comme le parlement européen – se montrer plus souples envers la Suisse dont le poids économique est bien moins important, même si la Confédération est le troisième marché d’exportation pour l’UE.
Conclusion pour la nouvelle négociatrice en cheffe désignée en octobre 2020 par le Conseil fédéral, l’ambassadrice Livia Leu? Une marge de manœuvre très étroite pour les ultimes discussions prévues sur l’accord-cadre, malgré la satisfaction engendrée à Bruxelles par le refus des électeurs, en septembre dernier, de limiter de la libre circulation avec l’UE. Nous avertissions alors dans les colonnes du Temps: «La présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, a salué le vote suisse sur la libre circulation, un «pilier» de la relation bilatérale, qu’elle a qualifié de «signal positif pour continuer à consolider et approfondir notre relation». Elle s’attend donc «maintenant à ce que le Conseil fédéral fasse rapidement ratifier l’accord-cadre négocié en 2018». L’accord obtenu avec Londres devrait renforcer cette exigence bruxelloise et resserrer un peu plus l’étau sur Berne.