Radio-Nations, la voix de la SdN à travers le monde
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Le président américain Woodrow Wilson avait souhaité que la Société des Nations dispose d’une station radiotélégraphique pour communiquer avec ses membres. Elle verra le jour, même sans les Américains, mais elle mettra la neutralité suisse à dure épreuve

Les archives de l’humanité
Le Palais des Nations renferme un des fonds d’archives les plus riches pour comprendre l’histoire contemporaine de l’humanité. Il est inscrit depuis 2010 au registre de la Mémoire du monde de l’Unesco. La documentation de la Société des Nations est précieuse pour comprendre la période de l’entre-deux-guerres. Le Temps s’est plongé dans cette masse de documents avec l’aide des archivistes de l’ONU, à Genève. Tous les documents évoqués dans le présent article sont disponibles en accès libre à la bibliothèque de l’ONU.
Sur les murs, des coffres en bois absorbant les notes graves et des panneaux blancs servant de «pièges» aux sons aigus sont toujours suspendus, intacts, pour éviter l’effet d’écho. Seuls les microphones et le sol, qui était en liège, ont vraiment changé. C’est de là, dans ce studio du Palais des Nations à Genève toujours en fonction, que la station radioélectrique de la Société des Nations (SdN) diffusait ses télégrammes et émissions radiophoniques. Une station connue sous le nom de Radio-Nations, qui commença officiellement son activité le 2 février 1932.
L’histoire de Radio-Nations qui transparaît dans des documents d’archives, ce sont plusieurs histoires en une. C’est tout d’abord le récit d’une incroyable utopie véhiculée auprès du diplomate suisse William Rappard par un diplomate américain, le «Colonel» Edward House au nom du président Woodrow Wilson, le «père» absent de la Société des Nations. Plusieurs mois avant la signature du Traité de Versailles et du pacte instituant la SdN, les Etats-Unis manifestent leur souhait «d’établir en Suisse une station de radiotélégraphie munie d’appareils assez puissants pour lui permettre d’être en contact avec le monde entier».
Dans l’idée du président Wilson, «il serait extrêmement important, pour le développement de la SdN et pour l’avenir pacifique de l’humanité, que Genève devînt, en partie grâce à cette station de radiotélégraphie, le centre mondial d’information en matière politique internationale».
Pour une capitale de la paix
Professeur émérite de l’Université de Genève, l’historien Antoine Fleury a consacré plusieurs textes au sujet. Pour lui, le projet de Radio-Nations répond aux énormes espoirs de paix qui se font jour au lendemain de la Première Guerre mondiale. «C’est une époque où on souhaitait faire de Genève la capitale de la paix. On parlait d’un projet scientifique faramineux, l’Université de la Paix, par lequel on espérait créer 60 chaires dans le monde.» Le résultat sera plus modeste: en 1927 verra le jour à Genève l’Institut de hautes études internationales.
Le Congrès américain refusant de ratifier le Traité de Versailles, la SdN est d’emblée affaiblie. Le projet de Radio-Nations semble voué à mourir. Mais à Berne, on est persuadé que le projet refera surface tôt ou tard, même sans les Américains. On juge nécessaire d’anticiper une décision de la SdN qui pourrait mettre les autorités fédérales dans une situation très inconfortable: d’un côté, elles ne souhaitent pas une Radio-Nations indépendante sur sol suisse, de l’autre, elles ne veulent pas froisser les puissances disposées à installer le siège de l’organisation internationale à Genève.
Une «station mixte»
En septembre 1927, la SdN met bien à l’étude la création d’une telle radio. Le Français Robert Haas, chef de la Section des communications et du transit de la SdN, l’affirme: la station de radio sera installée dans une zone extraterritoriale et gérée par un personnel international. Pour la Confédération, il y a urgence à agir afin d’éviter un fait accompli.
Directeur de la Marconi-Radio-Station, qui sera rebaptisée Radio-Suisse en 1928, Fritz Rothen prend les devants. Le gouvernement suisse s’adresse au secrétaire général de la SdN, Eric Drummond. Après de difficiles pourparlers, la SdN et Berne trouvent un terrain d’entente et signe une convention: en temps normal, la Confédération exploite Radio-Nations. En temps de crise, la station passe sous le contrôle de la SdN. C’est l’avènement d’une «station mixte». Mais aucun document ne précise ce qu’il faut entendre par «temps de crise».
Une tâche laborieuse
En 1929, Radio-Suisse charge l’ingénieur Henri Bondallaz de parcourir la campagne genevoise et vaudoise pour trouver le meilleur endroit pour installer un émetteur pour Radio-Nations. A bicyclette, équipé d’un petit émetteur à arc, il trouve un lieu où «les ondes décollent» bien: Prangins (VD). Il négocie l’acquisition des terrains. Face à 17 propriétaires, la tâche est laborieuse. Le coût de la construction s’élève à 3,75 millions répartis à hauteur de 2,45 millions à charge de la SdN et 1,3 million à charge de Radio-Suisse.
L’émetteur de Prangins est alimenté par une ligne à haute tension de 13 000 volts. Des antennes pour ondes longues et courtes sont érigées, dont une antenne Franklin. Les unes sont orientées vers l’Amérique du Sud et l’Extrême-Orient, d’autres vers l’Amérique du Nord, l’Australie ou l’Inde. Un récepteur est construit dans la commune genevoise de Colovrex. Deux studios sont installés, l’un à la rue du Stand à Genève et plus tard, à partir de 1935, un second au Palais des Nations, qui est connecté avec la salle des Assemblées et celles des différents comités de la SdN.
«Ce véhicule de nos pensées»
En mars 1932, la presse peut visiter l’installation de Prangins. Le Journal de Genève décrit le moment de façon lyrique: la station «met en relation constante Genève avec toutes les contrées du monde. […] Prangins lance au travers de l’espace la voix de Genève et […] les antennes […] sont unies les unes aux autres par l’air, ce véhicule de nos pensées.»
Pour la SdN, l’instrument offert est très utile pour communiquer avec les membres de l’organisation. A ses débuts, Radio-Nations sert surtout à délivrer des télégrammes. Elle reprend ce que fait, dans les années 1920, Radio-Suisse (Radio Marconi) qui transmettait des discours politiques comme ceux d'Aristide Briand, mais aussi et surtout des télégrammes de la SdN et des correspondants de la presse internationale. Au début des années 1930, cette activité connaît une forte croissance. Prangins devient vite la «principale station de transmission non seulement d’informations politiques européennes destinées aux compagnies américaines de radiodiffusion, mais encore d’émissions culturelles et musicales provenant de toutes les parties du continent».
La fonction de Radio-Nations, selon un ouvrage rédigé à l’occasion des cinquante ans de Radio-Suisse, est de «familiariser avec la culture européenne des millions d’auditeurs d’Amérique du Nord et, parfois, d’Amérique du Sud».
Un vecteur utile et performant
Le 28 mai 1942, le Journal de Genève le souligne: la raréfaction des relations ferroviaires en Europe et la suppression quasi complète des relations maritimes avec les autres continents ne permettent pas des communications rapides. «Le courrier de Grande-Bretagne acheminé par voie terrestre et maritime met parfois deux mois pour parvenir à son destinataire.» Radio-Nations devient un vecteur très utile et performant.
Une missive de la Commission des communications et du transit de la SdN datée du 26 mai 1932 montre l’enthousiasme des débuts. Les premiers essais s’avèrent concluants: la station est en communication quotidienne avec les postes japonais, chinois et américain de respectivement Nagoya, Shanghai et New York. Quelques problèmes demeurent toutefois. Dans un télégramme de 1932, la délégation chinoise exprime sa préoccupation. Une connexion directe entre Genève et la station de Shanghai n’est pas idéale, la ville chinoise étant toujours «sous occupation» japonaise, il serait plus judicieux de passer par la station de Manille aux Philippines.
Les concerts de l’OSR
Si le gros de l’activité de Radio-Nations concerne les télégrammes, la station diffuse aussi des comptes rendus des réunions de l’Assemblée de la SdN. Celles-ci ont lieu, avant la construction du Palais des Nations achevée en 1937, aux Eaux-Vives dans la salle de la Réformation que les Genevois appelaient «Calvinium». Mais le déclin de la SdN a un impact: la transmission d’informations sur l’activité politique de la SdN devient moins fréquente. Radio-Nations se diversifie.
L’Orchestre de la Suisse romande bénéficie des premières véritables émissions radiophoniques diffusées depuis la salle des Assemblées du Palais des Nations: les concerts du samedi dont les Genevois sont très friands. La station contribue à accroître la notoriété de l’OSR, notamment à New York. Radio-Nations réussit, vers la fin des années 1930, à augmenter considérablement ses recettes grâce aux télécommunications privées. Elle transmet nombre d’émissions en radiophonie pour le compte de grandes sociétés américaines: NBC, CBS, MBC.
La «neutralité différenciée»
Radio-Nations apparaît comme un formidable baromètre de l’attitude de la Confédération envers la Société des Nations. L’adhésion de la Suisse à la SdN est approuvée par une faible majorité des cantons, un scénario quasi identique à la votation sur l’adhésion à l’ONU en mars 2002. La Suisse obtient en 1920 la garantie de pouvoir bénéficier d’une «neutralité différenciée». Elle applique les sanctions commerciales et financières de la SdN, mais elle ne participe pas à une action militaire et ne laisse pas passer des troupes étrangères sur son territoire.
La perspective d’installation d’une station radio internationale indépendante sur sol helvétique provoque néanmoins un débat nourri à Berne. Pour le chef du Département militaire fédéral de l’époque, Camille Decoppet, il est hors de question d’accorder l’extraterritorialité à une telle station. Le projet pourrait, craint-on, affecter la neutralité suisse.
Une facture impayée
Le conseiller fédéral et chef du Département politique Giuseppe Motta, très optimiste, est persuadé que la Suisse n’aura pas à céder le contrôle de Radio-Nations à la SdN: «La situation politique s’améliore chaque année et on peut espérer que les périodes de crise auront un caractère de plus en plus exceptionnel.» Les relations entre Berne et la SdN sont généralement bonnes. Mais en 1929, le secrétaire général de l’organisation, Eric Drummond, ne cache pas son irritation. Berne est à ses yeux très méfiant à l’égard de la SdN.
Une anecdote l’illustre avec un brin d’ironie: dans une lettre envoyée le 23 novembre 1932 à la Section des communications et du transit de la SdN, le chef de Radio-Nations, Henri Bondallaz, lâche: «J’ai l’honneur de vous envoyer ci-joint un rappel qui vient de me parvenir. Il s’agit d’une facture de pâtisserie qui avait été commandée, comme vous vous en souvenez, sur votre demande, pour la visite de la station de Prangins par les fonctionnaires de la SDN en date du 10 juin dernier. D’après mes livres, la facture originale vous a été remise par moi le jour même, soit le 10 juin. Le règlement, paraît-il, n’a pas été fait.» La facture? 26,40 francs, une somme due à la boulangerie Knechtli de Nyon…
La situation s’aggrave
Avec le retrait successif du Japon, de l’Allemagne et de l’Italie, la situation de la SdN s’aggrave. La Suisse a beau avoir soutenu fermement le projet de Radio-Nations tant qu’elle en avait le contrôle, elle s’en distancie irrémédiablement à la fin des années 30. Alors que la Suisse a pu opérer un retour à la neutralité intégrale en mai 1938, Radio-Nations est de plus en plus perçue comme «une tache qui macule le drapeau restauré de la neutralité traditionnelle de la Confédération, explique Antoine Fleury. Une macule qu’il convient d’éliminer au plus vite si l’on désire que ce drapeau soit encore respecté par les deux grands voisins, le Reich d’Hitler et l’Italie de Mussolini – qui ont juré la mort de la SdN.»
Radio-Nations devient un boulet. Aussi bien les responsables de Radio-Suisse qui gèrent la station que les responsables politiques à Berne partagent le même sentiment: il faut la couler. Le Conseil fédéral temporise toutefois. Non sans cynisme, analyse Antoine Fleury. L’attentisme suisse sera récompensé. Une dénonciation par Berne de la convention de 1930 relative à Radio-Nations aurait sans doute ravi Berlin et Rome, mais irrité les puissances démocratiques.
Consciente de sa propre déliquescence, la SdN elle-même propose à la Suisse de réviser la convention. Au grand soulagement de Berne. La Confédération peut désormais garder le contrôle de Radio-Nations même en temps de guerre. En septembre 1939, après l’invasion de la Pologne par le IIIe Reich, la SdN renonce à diffuser des émissions de propagande qui pourraient mettre la Suisse dans l’embarras. Radio-Nations cesse son activité de station de la SdN le 1er février 1942.
Retour à Radio-Suisse
La station de Prangins redeviendra Radio-Suisse. Elle servira encore pour les liaisons commerciales et les télécommunications du CICR ainsi que pour le trafic aérien et le transport maritime. Elle sera qualifiée par le général Guisan d’institution la plus importante en Suisse après les Chemins de fer fédéraux. L’abandon progressif de la SdN par la Suisse se manifeste notamment par des «mesures techniques particulièrement mesquines», constate Antoine Fleury. Berne, qui étudie sérieusement la possibilité de sortir de la SdN, refuse ainsi de recevoir le secrétaire général de la SdN, Sean Lester.
Le gouvernement suisse refuse aussi de payer ses cotisations dès 1941 et interrompt la fourniture de mazout au Palais des Nations afin de dissuader les fonctionnaires de la SdN de se rendre au travail. La SdN et Radio-Nations auront donné une visibilité inespérée à la Suisse. Face au danger que représente la guerre pour le concept de neutralité, la Confédération finira par s’en détourner. Sans état d’âme.