Que va faire Recep Tayyip Erdogan de sa victoire d’une ampleur inattendue aux élections législatives de dimanche? La presse et les instituts de sondage se sont fourvoyés qui prédisaient des scores entre 37% et 47% pour son Parti de la justice et du développement fondé (AKP), mais selon les résultats définitifs il obtient 49,3% des suffrages et 316 sièges, c’est-à-dire 58 de plus que le scrutin du 7 juin.

La première conséquence de ce vote, c’est que l’exécutif pourra continuer à gouverner comme avant les élections du 7 juin qui contraignaient l’AKP ayant perdu sa majorité absolue à former un gouvernement de coalition. De la même manière, le président pourra, comme il l’a fait depuis son élection le 10 août 2014, jouir de prérogatives, qui ne sont pas celles qu’évoque la Constitution, mais qu’un gouvernement issu de son parti ne lui contestera pas. Durant la campagne, il avait appelé sans détours ses concitoyens à lui donner une majorité absolue pour garantir la stabilité du pays, la mission est réussie.

Le premier ministre, Ahmet Davutoglu, n’a pas attendu longtemps pour remettre sur la table le grand projet de Recep Tayyip Erdogan: dès la proclamation des résultats, il a plaidé pour une nouvelle Constitution. Mais en l’état, il manque 51 sièges à l’AKP pour s’y atteler sans consultation. Recep Tayyip Erdogan n’abandonnera probablement pas son dessein, d’autant plus que tous les partis conviennent qu’une nouvelle Constitution est nécessaire. Mais par quoi la remplacer?

Recep Tayyip Erdogan n’est pas le seul vainqueur. Son premier ministre a fait la plus grande part du travail.

«Notre texte fondamental date de 1982. Il a été rédigé dans la foulée du coup d’Etat. Aujourd’hui, c’est un patchwork illisible constitué d’amendements successifs. Il faut donc une nouvelle Constitution. Un tel projet pourrait recueillir assez de soutien pour qu’un référendum soit organisé», explique Esra Atuk, docteur en sciences politiques, enseignante à l’université Galatasaray, à Istanbul. S’il réunit au moins 330 voix sur les 550 de l’assemblée, un parti peut proposer un référendum.

Recep Tayyip Erdogan n’est pas le seul vainqueur. Son premier ministre a fait la plus grande part du travail. Alors qu’avant le 7 juin, le président avait fait campagne presque tout seul, pour ce deuxième scrutin, Ahmet Davutoglu est monté au créneau. Ce dernier en ressort renforcé. «D’autant plus qu’on assiste au retour à l’assemblée d’élus de la vieille garde, des modérés proches d’Ahmet Davutoglu. Il pourrait tirer son épingle du jeu de cette victoire et s’imposer davantage face au président», analyse Esra Atuk.

«Le président doit s’engager»

Du côté de l’opposition, le découragement règne. le Parti d’action nationaliste (MHP) se trouve le grand perdant, victime de la stratégie de Recep Tayyip Erdogan qui a chassé sur les terres de la droite nationaliste. Le Parti républicain du peuple (CHP) se montre aussi déçu car, même s’il maintient presque tous ses élus au parlement, il espérait profiter d’un report de voix.

Quant au Parti démocratique des peuples (HDP), pro-kurde, il perd trois points par rapport à juin mais se maintient de justesse au parlement avec 10,3%. Selahattin Demirtas, le co-président du parti a attribué cette baisse a une campagne de dénigrement injuste et aux nombreuses violations du processus électoral. Bien que plusieurs plaintes aient été déposées auprès de la commission électorale, qui devrait statuer dans les quinze jours, explique Nazmi Gür, le responsable des Affaires étrangères du HDP, «nous ne pouvons rien faire sinon accepter le verdict. Les irrégularités le jour du scrutin sont restées marginales. Le problème est politique. La campagne ne s’est pas déroulée dans des conditions démocratiques.»

La plupart des observateurs internationaux ont aussi déploré de nombreuses irrégularités. «La campagne électorale a malheureusement été entachée par l’inéquité et, dans une certaine mesure, par la peur», a déclaré le politicien suisse, Andreas Gross, chef de la délégation de l’Agence parlementaire du Conseil de l’Europe (APCE). «D’où la nécessité absolument cruciale pour le président de s’engager, pour régler les problèmes auxquels la Turquie doit faire face, dans un processus politique dont nul ne soit exclu et de veiller à ce que tous, y compris ceux qui ont perdu les élections, puissent faire entendre leur voix.»

Paradoxalement, la victoire de l’AKP pourrait faciliter les négociations avec l’Union européenne sur les réfugiés. «Il sera certainement ferme sur ses positions, avec une ligne très claire sur les concessions qui peuvent être faites», note Esra Atuk. Recep Tayyip Erdogan a déjà accordé des permis de travail limités à quelque 10% des réfugiés syriens. Il ne serait pas totalement opposé à en délivrer d’autres, ce qui pourrait encourager les Syriens à rester en Turquie. Mais ce projet est impopulaire et le gouvernement d’Ankara n’y consentira que s’il obtient des contreparties européennes, après d’âpres tractations.