«Mis à part quelques extrémistes très minoritaires, personne ne craint des pillages ou des attaques contre les Blancs, confie Alana Bailey, directrice adjointe d’AfriForum, une association de défense des droits des Afrikaners. En 2010, il y a eu une vague de rumeurs annonçant des violences en cas de décès de Mandela. Mais, à cette époque, de nombreux fermiers blancs avaient été tués, et parfois atrocement torturés, dans le cadre d’attaques criminelles et d’acte de vengeance. Aujourd’hui, je ne perçois pas d’inquiétude. Nous sommes tous très tristes». Le héros de la lutte anti-apartheid était vénéré par tous les Sud-Africains: son décès devrait unir la population dans un immense chagrin collectif. La grande majorité de la population veut poursuivre la réconciliation raciale, dont il avait fait son combat personnel depuis sa sortie de prison en 1990.

«Il a changé l’Afrique du sud et c’était nécessaire», confie Ricci Pretorius, une petite brunette de 47 ans, aux grands yeux bleus dans un visage énergique. Ses enfants (Jessica, 16 ans, et Harold, 14) se sont fait des amis indiens et noirs à l’école primaire, où les élèves blancs n’étaient qu’une poignée. «Le meilleur ami d’Harold était noir. On l’a emmené avec nous en vacances. Dans ma jeunesse, cela aurait été impensable. Pour moi, il y a aura toujours une distance avec les autres races». Dans le quartier modeste de la banlieue est de Johannesburg, où vit la famille de Ricci, toutes les races se côtoient. Mais quand Jessica, une jolie rousse au visage mangé par des taches rousseurs, est tombée amoureuse d’un garçon noir, elle a franchi un interdit: son père l’a privée de portable et d’ordinateur pendant deux semaines. «Ma nièce vient de tomber enceinte d’un métis. Ses parents l’ont chassée de la maison, raconte Ricci. Nous n’irions pas jusque-là. Mais, dans la Bible, Dieu dit que les Egyptiens doivent se marier avec les Egyptiens et les Juifs avec les Juifs».

La «nation arc-en-ciel» rêvée par Mandela est encore loin d’être parachevée. Mais d’énormes progrès ont été faits. Sous l’apartheid, les différents groupes raciaux n’avaient pas le droit d’habiter dans les mêmes quartiers, de fréquenter les mêmes écoles, hôpitaux, transports en commun, restaurants, plages, etc. Pratiquement tous les lieux publics étaient séparés. Les Noirs n’avaient pas le droit d’habiter en ville sans un permis de travail («dompas») et le soir, ils devaient quitter les centres-villes. Les mariages mixtes étaient interdits. Aujourd’hui, à Johannesburg, la ville la plus «multiraciale» du pays (les changements sont beaucoup plus lents au Cap et dans les zones rurales), les Sud-Africains de toutes couleurs se côtoient dès le plus jeune âge. Beaucoup de quartiers urbains – mis à part les townships – sont devenus multiraciaux. La transition pacifique est remarquable, même si les préjugés n’ont pas disparu, comme en témoigne Jennisha Gappoo, une jolie femme d’origine indienne, dont les filles vont à St Maryse, une école privée fréquentée par l’élite blanche: «Au jardin d’enfant, mes filles étaient invitées à tous les anniversaires, explique. Cela s’est arrêté à l’école primaire. Pourtant, mes filles ne se voient pas comme différentes des autres enfants. Je regrette vraiment l’époque quand Mandela était président après les élections de 1994. J’étais à l’Université et il y avait une ambiance extraordinaire: on avait hâte de se connaître. Aujourd’hui, les gens font moins d’efforts. On travaille tous ensemble dans les bureaux, mais on se voit peu en dehors». Même dans les milieux universitaires, les tables mixtes restent rares: «Quand je suis invité à dîner, je suis souvent le seul Noir à table», témoigne Achille Bembé, un professeur de sciences politiques d’origine camerounaise, qui a épousé une collègue blanche de l’Université de Witwatersrand.

Beaucoup de Noirs ont le sentiment que la réconciliation raciale a été à sens unique. Les dirigeants du régime d’apartheid n’ont jamais reconnu leur responsabilité dans les crimes du passé. La «commission vérité et réconciliation», présidée par l’archevêque Desmond Tutu avait recommandé des poursuites contre 300 responsables de violations des droits de l’homme sous le régime d’apartheid. Le gouvernement de l’ANC n’y a jamais donné suite. Il s’est contenté de donner 3000 euros de dommages aux 17 000 victimes. «Les Juifs parlent encore aujourd’hui de l’Holocauste alors que nos compatriotes blancs disent qu’il faut tourner la page, déplore Thabang Mahlangu, un comptable de 25 ans. Ils ont tendance à minimiser l’ampleur des séquelles laissées par le régime d’apartheid. Elles expliquent en grande partie les problèmes actuels, comme le faible niveau d’éducation des Noirs». La mère de Thabang s’est sacrifiée pour l’envoyer dans une bonne école multiraciale. Aujourd’hui, il roule en BMW et habite un quartier aisé au nord de Johannesburg. Le jeune homme a quelques amis blancs. Mais, dit-il, le racisme n’a pas disparu: «Les Blancs pensent que nous ne sommes pas assez compétents pour diriger l’économie. Je dois travailler plus qu’un collègue blanc pour être pris au sérieux».

Thabang appartient à la nouvelle bourgeoisie, qui compterait 2,5 millions de personnes, soit désormais 6% de la population noire. Mais le revenu moyen des Blancs (3100 francs par mois, contre 500 francs pour les Noirs) a plus augmenté depuis la fin de l’apartheid que celui des autres catégories de la population. Même si le nombre de Noirs vivant dans l’extrême pauvreté (moins de 2 dollars par jour) a fortement diminué – passant de 9 millions en 2002 à 1,5 million en 2011 – certains que les Blancs ont été les grands bénéficiaires du changement. Tendre vers plus de justice sociale et de convivialité, c’est le défi que devra relever la nouvelle génération pour que l’Afrique du sud devienne vraiment la «nation arc-en-ciel» rêvée Nelson Mandela.