La première polémique française de 2015 aura donc été… économique. En refusant la Légion d’honneur qui lui a été décernée dans la promotion du 31 décembre par le Ministère de l’éducation, Thomas Piketty a fait acte de défi. Plutôt que de juste refuser de recevoir la décoration, l’auteur du Capital au XXIe siècle (Seuil), vendu à plus d’un million d’exemplaires dans le monde, y est allé de deux commentaires cinglants. Le premier, pour estimer – comme l’avait fait jadis l’ancien patron du syndicat CFDT Edmond Maire – «que ce n’est pas à un gouvernement de décider ce qui est honorable». Le second, pour estimer que les responsables gouvernementaux «feraient bien de se consacrer à la relance de la croissance en France et en Europe».
Deux remarques acides dont les destinataires les plus évidents sont ceux que cet avocat d’une «révolution fiscale» a en vain tenté de convaincre du bien-fondé de ses thèses: le président François Hollande, le premier ministre Manuel Valls, et les ministres des Finances et de l’Economie, Michel Sapin et Emmanuel Macron. «On ne peut pas oublier qu’avant d’écrire son livre, Piketty s’est beaucoup impliqué dans les réflexions du PS, juge un de ses collègues à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS). Il conseillait Ségolène Royal lors de sa campagne présidentielle de 2007, qui s’acheva par sa défaite face à Nicolas Sarkozy. Il estime que les sociaux-démocrates, en France, manquent de courage, d’audace et d’imagination, notamment en matière fiscale.»
Marquer sa différence
L’intéressé, joint par Le Monde à Boston où il réside actuellement, a démenti. « C’est un peu dommage qu’ils ne m’aient pas contacté avant, ça aurait évité tout ce pataquès (...) En même temps, c’est eux qui publient mon nom dans le Journal officiel sans un mot avant. Le plus simple aurait été un mail, un SMS, un coup de fil… Je leur aurais tout de suite dit que je n’en voulais pas. Et, franchement, ça n’a rien à voir avec l’opinion que je peux avoir de ce gouvernement». Tout en décochant une nouvelle flèche aussitôt après: «J’assume totalement ce que je pense de ce gouvernement, dont l’action ces deux dernières années a été catastrophique, et je n’ai pas besoin d’une Légion d’honneur pour le dire ou pour l’écrire». Le président français François Hollande, qui sera lundi matin l’invité de la radio France Inter, sera à coup sûr prié de réagir.....
«Ses tournées à l’étranger lui ont démontré combien la classe dirigeante française est provinciale, reprend notre interlocuteur. Vu son succès, il peut se permettre maintenant de trier dans les honneurs en privilégiant ceux remis par ses pairs, comme le Prix Yrjö Jahnsson d’économie reçu en 2013.» Les rivalités entre intellectuels, toujours en vogue dans l’Hexagone, pourraient aussi expliquer son geste: le fougueux Piketty voulant à tout prix marquer sa différence avec l’autre économiste français vedette de 2013: le discret Prix Nobel toulousain Jean Tirole, élevé lui, le 31 décembre, au grade d’officier de la Légion d’honneur.
Les «frondeurs» du Parti socialiste, partisans d’un plus fort ancrage à gauche et résolus à combattre le projet de loi sur l’activité économique du très social-libéral Emmanuel Macron – attendu au parlement en janvier – seront sans doute ravis de son refus. D’autant que l’une de leurs meneuses, l’ex-ministre de la Culture, Aurélie Filipetti, eut dans le passé avec le chercheur une relation sentimentale orageuse, avant de convoler désormais avec l’ancien ministre du Redressement productif, Arnaud Montebourg. Mais gare aux confusions: «Piketty incarne une nouvelle figure d’intellectuel, nous expliquait en novembre la dirigeante des jeunes socialistes français Laura Slimani. Il veut pouvoir parler fort et s’adresser au grand public. Sans être récupéré.»