Régis Debray scandalise la presse et les intellectuels
L'ancien reporter des maquis guévaristes déclare douter du génocide au Kosovo.
Depuis quarante-huit heures, la France – celle du microcosme des intellectuels et des journalistes, des faiseurs d'opinion et des diplomates – est en émoi. Pour un événement à la fois parisien et grave dans son propos. Révélateur de la place occupée dans la vie publique par les intellectuels («intellectuel», en Suisse, serait plutôt un nom d'oiseau) et de la puissance de la parole et de l'écrit chez nos voisins. «J'ai peur, Monsieur le Président, que nous ne fassions fausse route», écrit, dans une longue lettre ouverte à Jacques Chirac, Régis Debray, qui fut l'héroïque reporter des maquis guévaristes.
Le propos de ce très long article est un voyage d'une semaine effectué en Serbie et au Kosovo, et l'impression générale qui se dégage, nous dit-il de cette aventure, est que nous nous trompons entièrement sur la nature de la guerre en cours, faute de témoignages sérieux. Le texte fait une large place aux destructions civiles. Il recadre le régime de Milosevic, un dirigeant qui «respecte la Constitution». Un autocrate seulement, faute de quoi il n'aurait pas été réélu trois fois. Mais le passage le plus surprenant de cet étrange chemin de Damas, c'est la dilution complète du génocide en cours au Kosovo, sur la foi de ce que Debray a vu dans quelques villages et du témoignage de deux journalistes, l'un Serbe, l'autre Américain, en poste à Pristina. L'UÇK? Des terroristes et des «snipers». La fuite des habitants? Elle n'a commencé qu'avec les frappes et fut encouragée par l'UÇK, la perte du bétail ou le désir de se refaire une vie en Suisse ou en Allemagne.
Il ne s'est pas passé vingt-quatre heures que d'autres intellectuels, dont Bernard-Henri Lévy et Alain Joxe dans Le Monde, ont passé, avec virulence, à l'attaque. Libération réfute, point par point, à l'aide de ses correspondants sur place, chacune des assertions de ce reporter d'occasion. Tous attendent la publication du reportage proprement dit dans Marianne de lundi prochain.
Cette tempête subite dans l'establishment intellectuel dépasse pourtant de beaucoup le cadre étroit des faiseurs d'opinion. A un Debray qui, au Journal de 20 heures de TF1, ne comprenait pas pourquoi un réexamen de la véracité des faits allégués jour après jour dans les médias suscitait tant d'hostilité, journalistes et experts réagissent à ce qui est, dès le premier regard, une imposture. Comment mettre en balance, en effet, le travail de fourmi effectué tant par des reporters que par des enquêteurs de très nombreuses associations des droits de l'homme, depuis des mois, interrogeant des milliers de personnes déplacées, recoupant inlassablement les propos tenus, avec un petit voyage autorisé par Belgrade, où le témoin Debray multiplie les «m'a-t-on dit» ou les «je fais mention, non caution». Tout l'exercice laisse voir l'ignorance de Debray sur les dix années écoulées en ex-Yougoslavie, sur le jeu conduit par Milosevic (bilan: 300 000 morts), sur la nature réelle – nationaliste-dictatoriale – de son régime.
Haine des Etats-Unis
Ce constat inspire deux remarques. La première a trait à la tendance, récente, de certains intellectuels en France à tenir pour inutile le recoupement inlassable et fastidieux des sources, acte central du métier de journaliste. La légèreté de Debray, dans cette équipée, est à cet égard révélatrice d'un certain mépris pour une profession dont il se refuse par ailleurs à respecter les règles.
La seconde va à la pensée qui anime le médiologue: elle nous paraît essentiellement révisionniste, car elle est fondée sur le doute absolu de tout ce qui été dit et fait (et parfois très minutieusement) sur un sujet donné. Le doute, non en tant que nécessaire méthode de travail, mais en forme de conviction. Et qui cache, tout en se parant de la vertu intellectuelle la plus indiscutable, une autre motivation, plus obscure celle-là: chez les négationnistes des camps de la mort, c'est leur antisémitisme; chez Debray, une haine viscérale et inextinguible des Etats-Unis.