Elle a la rage d’enquêter. Journaliste d’investigation, la Mexicaine Anabel Hernandez a consacré plusieurs ouvrages au narcotrafic et à ses ramifications au cœur du pouvoir mexicain. Publié en 2010 dans sa version espagnole après cinq ans d’enquête, et trois ans plus tard en anglais, Narcoland a connu un succès éditorial fulgurant. La journaliste accuse plusieurs ex-présidents du Mexique, dont Vicente Fox, au pouvoir entre fin 2000 et fin 2006, de complicité avec le cartel de Sinaloa, codirigé à l’époque par Joaquin Guzman Loera, dit El Chapo. Menacée de mort, elle vit désormais en Italie, après une parenthèse californienne. Elle suit de très près le procès d’El Chapo, qui se déroule depuis plusieurs semaines à Brooklyn.

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Vous enquêtez depuis des années sur El Chapo, accusé notamment d’être responsable de l’acheminement de plus de 154 tonnes de cocaïne vers les Etats-Unis, d’enlèvements, de meurtres et de blanchiment d’argent. Avez-vous appris quelque chose de nouveau au procès?

Anabel Hernandez: Non. Les témoignages qui se sont succédé jusqu’à aujourd’hui, y compris les montants des pots-de-vin versés à différentes équipes au pouvoir, corroborent en fait les résultats de mes investigations publiés dès 2010. Je suis l’affaire à distance, mais je me suis rendue à la Cour fédérale de Brooklyn fin novembre, avant le début du procès.

Comme témoin? Vous avez de nombreuses sources au sein du cartel de Sinaloa…

Je n’ai pas été citée comme témoin. J’ai assisté à une audience préliminaire et j’ai examiné des documents judiciaires au tribunal.

Quel intérêt ont des membres du cartel à vous parler? Comment gagnez-vous leur confiance sans risquer de devenir une victime?

J’ai 25 ans d’expérience et, même dans ce milieu, ma réputation de journaliste d’investigation est respectée. Je ne publie jamais d’informations sans les avoir corroborées avec d’autres. C’est ma meilleure façon de me protéger. Quand je leur parle, je ne leur demande jamais quelle quantité de drogue ils ont trafiquée, ni où ils vont l’acheminer. Ce que je demande toujours, c’est: «Comment procédez-vous?», «Qu’est-ce qui vous permet d’agir en toute impunité?», «Pourquoi des gens du gouvernement, des hommes d’affaires et des politiciens vous aident-ils?» Les trafics de drogue, les homicides se voient à l’œil nu. Mon but est d’expliquer qui sont les vrais responsables. Mes sources au sein du cartel me parlent probablement pour se laver d’une partie de leur culpabilité. Ils ne nient pas être des narcotrafiquants et des meurtriers, mais beaucoup de gens au pouvoir le sont aussi. Et je peux vous dire qu’il est beaucoup plus dangereux d’enquêter sur des narcopoliticiens, des narco-entrepreneurs, des narcopoliciers ou encore des narcomilitaires que sur des trafiquants de drogue ouverts et déclarés comme El Chapo. Ceux qui voulaient me tuer n’étaient pas les dirigeants d’un cartel, mais des fonctionnaires qui travaillaient pour eux.

Des mesures de sécurité incroyables ont été prises à New York. Les témoins, y compris ceux qui purgent des peines de prison, ont-ils raison de craindre pour leur vie? El Chapo est-il encore en mesure de nuire?

A ma connaissance, non. Depuis son arrestation en janvier 2016, il a perdu de son pouvoir et de son influence. A tel point que, lorsqu’il était emprisonné au Mexique, sa mère et ses fils ont été victimes d’attaques armées, résultat d’une guerre sanglante entre proches [en juin 2016, le petit-neveu d’El Chapo a notamment pris d’assaut la maison de la mère avec 50 individus armés]. Les deux fils ont même été kidnappés. C’est bien la preuve qu’il n’était plus respecté comme chef. Les mesures de sécurité prises à New York relèvent de la scénographie pour faire croire que l’homme est toujours très dangereux. C’est du «show».

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Mais quel est le pouvoir du cartel de Sinaloa aujourd’hui?

Depuis 2001 et jusqu’à l’arrestation d’El Chapo, la structure était bicéphale. Il y avait deux chefs, avec les mêmes pouvoirs: Ismael «El Mayo» Zambada Garcia, toujours dans la nature, et Joaquin «El Chapo» Guzman Loera. Chacun avait son équipe, ses sicarios (tueurs), ses transporteurs de drogue. Après la capture d’El Chapo, son groupe a décliné. Son homme de confiance, Damaso Lopez Nunez, a lancé une guerre interne sanglante, pour éviter que les fils d’El Chapo reprennent le contrôle de la faction. Aujourd’hui, Jesus Alfredo Guzman et Ivan Archivaldo Guzman font toujours partie du cartel. Mais ils ne négocient plus de contrats portant sur de grandes quantités de drogue comme au temps de leur père.

Ils ne sont plus respectés?

Non. Ces informations, je les tiens de membres du cartel. Plus personne ne les prend vraiment au sérieux. Ils sont considérés comme trop immatures et violents. Ismael Zambada Garcia a lui conservé le même pouvoir et même grignoté une partie des affaires gérées par El Chapo. Il continue à exporter les mêmes quantités de drogue. C’est lui le véritable chef. Ce qui est incroyable, c’est que, après l’arrestation d’El Chapo, le gouvernement mexicain a fait comme si le cartel de Sinaloa n’existait plus; il ne mentionne pas la volonté d’arrêter El Mayo. Il est pourtant très actif.

Et protégé?

C’est un peu la même histoire que pour El Chapo: les millions de dollars payés en pots-de-vin expliquent le fait qu’il ne soit pas arrêté… On verra ce qui va se passer avec le nouveau gouvernement.

Vous avez eu l’occasion d’interviewer la femme d’El Chapo, elle-même issue d’une famille de narcos. Quelle est sa part de responsabilité ou de complicité dans les affaires de son mari?

A ma connaissance, elle n’est pas impliquée dans les trafics de drogue. Elle pourrait toutefois être inquiétée pour usage d’argent illicite, si les gouvernements américain ou mexicain décidaient d’ouvrir une enquête. D’où vient l’argent qui lui permet d’acheter des vêtements et du maquillage de luxe? Avec quel argent va-t-elle au supermarché? Je l’ai interviewée en février 2016. Nous sommes restées en contact pendant sept à huit mois, puis plus rien. Elle m’a ensuite contactée quelques jours avant le début du procès. Son père est en prison au Mexique, accusé de trafic de drogue, sans véritable preuve. Mais elle dément, contrairement à une rumeur persistante, être la nièce d’Ignacio «Nacho» Coronel, un baron de la drogue proche d’El Chapo.

Mais pouvait-elle vraiment ignorer les activités de son mari? C’est à peine crédible…

Durant notre interview, elle m’a assuré ignorer ses activités. Emma Coronel le décrit comme un autre personnage, comme un époux aimant, un bon père de famille. Les femmes des cartels sont en principe des épouses, des mères ou des amantes, pas des confidentes: dans ce milieu machiste, les hommes partagent peu les informations. En revanche, quand je lui ai demandé si elle avait vu la vidéo d’El Chapo tournée pour les acteurs Sean Penn et Kate del Castillo pendant sa cavale, elle m’a dit que oui. Or il y confesse clairement s’adonner au trafic de drogue depuis ses 15 ans. Elle ne pouvait pas dire qu’elle ne savait pas. Elle tient un double langage.

Dans Narcoland, vous révélez notamment qu’El Chapo ne s’est pas échappé la première fois, le 19 janvier 2001, caché dans un panier à linge sale comme le veut la «version officielle», mais qu’il a été exfiltré de la prison, plusieurs heures après le signalement de sa disparition, déguisé en policier. Le tout organisé par des fonctionnaires du gouvernement Fox…

Oui, j’ai eu accès à des documents officiels qui le prouvent. Dans mon livre, je ne parle pas que de Fox, j’évoque les liens de tous les ex-présidents avec les cartels, dès la fin des années 80, quand les grands réseaux de cocaïne ont commencé à émerger: Carlos Salina de Gortari, Ernesto Zedillo, Vicente Fox, puis Felipe Calderon. J’évoque aussi le rôle de Genaro Garcia Luna, secrétaire de la Sécurité publique sous Calderon. Ils ont reçu des millions des cartels. Mes révélations sont gênantes pour de nombreuses personnes. J’ai donné plein de noms, de dates, parlé de pactes. Personne n’a jamais osé porter plainte contre moi pour calomnie ou diffamation, ce qui est révélateur. Dès 2001, Vicente Fox a déclaré la guerre aux cartels en protégeant celui de Sinaloa. C’est à partir de cette période qu’El Chapo a commencé à devenir riche et influent.

En fonction depuis le 1er décembre, le nouveau président du Mexique, Andres Manuel Lopez Obrador, a-t-il des liens avec les narcotrafiquants?

Au cours de mes investigations, son nom n’est jamais apparu. Par contre, au Congrès, il y a en tout cas un député de son parti, le parti Morena, qui entretient depuis des années des liens avec le cartel de Sinaloa et celui des Beltran Leyva. Ce député a participé à des fêtes avec les narcos et probablement à des activités de blanchiment d’argent.

Vos révélations vous ont valu de sérieuses menaces. Comment vivez-vous aujourd’hui?

J’ai subi de premières menaces en 2008, pendant mes enquêtes sur la corruption de Felipe Calderon et Genaro Garcia Luna. J’ai publié cette année-là mon livre Los complices del presidente, où je détaillais les réseaux de corruption de Garcia Luna et de ses policiers, impliqués dans divers délits, y compris de graves violations des droits de l’homme. A partir de 2010, avec la sortie de Los señores del narco, les menaces ont empiré. Genaro Garcia Luna et son groupe de policiers corrompus ont ordonné ma mort. Des sources qui travaillaient avec eux me l’ont confirmé. L’une était présente à la réunion où il était question de mon assassinat. Ma vie s’est depuis transformée en cauchemar. Une source importante a été tuée, d’autres ont été emprisonnées et accusées de délits pas commis, des hommes armés s’en sont pris à ma famille. J’ai aussi eu droit à des animaux décapités devant ma porte. Mais je dois continuer d’enquêter. En décembre 2013, 11 policiers fédéraux sont entrés de force chez moi, après avoir menacé mes voisins – même des enfants ont eu un pistolet sur la tempe. Je n’y étais pas, mes enfants non plus. Ils n’ont rien pris, mais ils cherchaient visiblement un document. Genaro Garcia Luna n’était plus ministre de la Sécurité publique, mais il avait toujours des amis au sein du gouvernement d’Enrique Peña Nieto et de la police fédérale.

Et maintenant? Restez-vous toujours sur vos gardes?

Oui, car ce groupe de policiers corrompus est toujours actif. Même quand j’habitais en Californie, où j’avais un fellowship à l’Université de Berkeley, et que je travaillais sur la disparition des 43 étudiants d’une école rurale dans la ville d’Iguala – j’ai été la première à évoquer le rôle de l’armée –, il y a eu des intrusions armées chez moi. Ma situation ne s’est pas améliorée. Je vis désormais en exil, en Italie. Le comble, c’est que j’ai dû quitter le Mexique pour mieux pouvoir enquêter sur ce qui se passe au Mexique!

Avez-vous dû changer votre manière de travailler?

Quand je rentre au Mexique, je suis placée sous surveillance et dois disposer de gardes du corps 24 heures sur 24. L’impunité règne. Les auteurs des menaces n’ont pas été arrêtés. Ce n’est pas le cartel de Sinaloa qui veut m’assassiner, mais bien des proches du gouvernement. Ma situation est donc différente de celle de mon ami journaliste italien Roberto Saviano, qui enquête sur la mafia. Il est poursuivi par la ’Ndrangheta, qui peut sévir à l’étranger. Ceux qui veulent me tuer ne sont pas assez fous pour s’en prendre à moi aux Etats-Unis ou en Italie. Mais la sécurité déployée autour de moi quand je suis au Mexique a un effet paralysant et m’empêche d’avancer dans mes enquêtes. C’est ce qui m’a poussée à vivre ailleurs. Depuis la Californie, où j’ai séjourné de 2014 à 2016, je rentrais environ une fois par mois de manière presque secrète, pour pouvoir enquêter librement, sans mettre mes sources en danger. Après mon fellowship en Californie, je suis rentrée au Mexique et j’ai publié mon livre A massacre in Mexico: the true story behind the missing 43 en décembre 2016. Mais de nouvelles menaces graves m’ont forcée à m’exiler en Europe.

Croyez-vous encore en un appareil d’Etat mexicain qui puisse un jour être lavé de toute corruption?

Non. J’ai de sérieux doutes sur la volonté du président Obrador de vouloir mettre fin au problème de corruption quand je vois les conseillers qu’il prend dans son équipe. Plusieurs sont issus de familles impliquées dans le crime organisé.

Votre père a été assassiné en 2000. La police vous a dit qu’elle n’enquêterait pas si vous refusiez de payer. Comment une journaliste d’investigation comme vous peut-elle vivre avec cet immense point d’interrogation, sans savoir qui a tué son père?

J’ai pris la décision de ne pas enquêter sur son cas car personne ne peut faire justice soi-même et que c’est une situation tellement émotionnelle pour moi que je ne me sentais pas capable de la gérer. Mais à partir de ce moment, je me suis dit que mes enquêtes de journaliste devaient permettre à d’autres personnes de connaître la vérité et la justice. Chaque fois que je révèle des délits, chaque fois que je dévoile une vérité occulte, je rends à ma façon justice à mon père.


Profil:

1971: Naissance.

2000: Son père est assassiné.

2010: Publie Los señores del narco. Narcoland, la traduction en anglais, sort en 2013.

2011: Révèle à la télévision que le ministre de la Sécurité publique a ordonné son assassinat.

2012: Reçoit la Plume d’or de la liberté de l’Association mondiale des journaux et des médias d’information.

2017: Reçoit les insignes de chevalier de la Légion d’honneur.