■ Comment parler de l’élection présidentielle française sans retomber, toujours, dans le spectacle politique scandé par les affaires? Comment raconter la France en s’efforçant de cerner les défis du prochain quinquennat?

■ Dans cette série de reportages, nous avons fait le choix de regarder vers demain. En posant les questions qui sous-tendent, vu de Suisse, la transformation possible du pays dans les cinq prochaines années. Notre exploration du pays se fait en partenariat avec les journaux locaux.


Du brouhaha de l’Assemblée nationale au silence infini des plateaux d’Auvergne. C’est ce singulier retour à la terre qu’a entrepris il y a dix ans Antoine de Boismenu en s’installant au cœur des montagnes bleues du Livradois-Forez. Cet ancien lobbyiste agricole, doté d’un solide carnet d’adresses et qui connaît chaque arpent des cabinets ministériels, a décidé de réaliser son rêve d’enfant. L’homme est désormais paysan, à la tête de son propre troupeau, des Salers et des Abondance, à qui il fait parfois écouter du Monteverdi ou du Mozart dans l’étable. «A Paris, je parlais. Ici, je fais.»

L’homme est pourtant bavard: il jongle entre ses réponses au journaliste du Temps, la vente directe à ses clients et la préparation de ses fourmes d’Ambert, fromages persillés de bleu dont il vante à juste titre le moelleux. Dans quelques semaines, Antoine de Boismenu montera avec son troupeau à l’estive sur les Hautes Chaumes, vaste plateau de landes et de tourbières. Avec le modernisme agricole des années soixante, cette transhumance trop peu rentable avait été abandonnée et la lande cédait du terrain à la forêt. Aujour­d’hui, plusieurs agriculteurs ont repris le chemin des jasseries, ces fermes d’altitude.

Ici, bien davantage qu’à Paris, j’ai l’impression de faire de la vraie politique.

Antoine de Boismenu, agriculteur

A chaque génération de reconquérir la terre, plaide Antoine de Boismenu. Le vieux modèle agricole est mort, il faut se réinventer avec les outils de son époque. «Aujourd’hui, Internet joue le rôle d’un formidable accélérateur. Voyez, moi grâce à cela, je gère tout seul ma clientèle en direct. Si j’ai besoin de faire un dépliant publicitaire, je le fais moi-même. Je ne demande ni ne dois rien à personne.»

Ce paysan également blogueur projette de diffuser en direct vidéo le vêlage de ses vaches sur Periscope. Il évoque le sentiment grisant d’avoir repris son destin en main: «Ici, bien davantage qu’à Paris, j’ai l’impression de faire de la vraie politique.»

Le sentiment d’abandon

A 1400 mètres d’altitude, le regard porte loin, sur l’immensité de la forêt aux reflets cuivrés et les volcans d’Auvergne en arrière-plan. Emprunter la route en lacets étroits qui descend vers la petite ville d’Ambert permet de prendre la mesure de l’isolement des lieux. Perdu au milieu des hêtres et des sapins, le bourg de Valcivières semble minuscule – 209 âmes. Ici, la désertification est une réalité mathématique: la population a été divisée par six en un siècle. L’école n’existe plus, aucun bureau de poste, seul un petit bistrot de pays, propriété de la municipalité, donne un semblant de vie au centre du bourg.

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Après quelques lacets en contrebas, dans le creux d’un vallon taillé par un ruisseau, voici la petite scierie du maire André Voldoire. Deux fois par jour, l’élu conduit aussi le bus scolaire pour les enfants du village. Ici, tout est loin, le supermarché, le collège, le médecin, l’Etat. La conversation s’enclenche sur la campagne présidentielle, la «maladie française des normes» et la baisse des dotations publiques aux villages.

Son maigre budget municipal, 150 000 euros, est en grande partie englouti par la réfection des nids-de-poule sur une voirie malmenée par la grande rudesse des hivers. André Voldoire ironise aussi sur l’intérêt éphémère des candidats pour le monde rural, au moment d’obtenir leurs parrainages d’élus. Au fil des échanges, la parole se libère, emplie d’un sentiment profond d’abandon: «Nous sommes des oubliés.» ¨

Cette colère qui écrase

Voici le double visage du monde rural français – où vit un Français sur cinq: celui qui se réinvente et celui qui se meurt. Dans le Livradois-Forez, les paysans sont vieillissants et les offres de reprise pour les fermes ne se bousculent pas. Le modèle agricole en montagne est à bout de souffle. Les prix du lait en chute libre ont encore davantage précarisé les exploitants, avec la tragédie silencieuse des suicides de paysans surendettés.

Pour tous les ruraux, la suppression ou la mutualisation de plusieurs services publics ont contribué à rendre l’Etat toujours plus lointain, même symboliquement. La crise économique a encore davantage précarisé les classes populaires, notamment les néo-ruraux chassés par la gentrification des centres-villes et la hausse des loyers urbains. Difficile ici de trouver un emploi, notamment pour les deux conjoints d’un couple. L’avenir du plus gros employeur de la région, Sanofi et ses 700 emplois, est encore incertain.

L’ancienne capitale régionale Clermont-Ferrand est loin: à Ambert, la ligne de train ne dessert plus la sous-préfecture depuis bien longtemps et a été remplacée par des bus: le dernier poste de guichetier est désormais menacé et seuls circulent des petits trains pour une poignée de touristes. La maternité de l’hôpital – 400 emplois – a été fermée il y a dix ans.

La colère a toujours existé au sein des villages. Mais avant, on savait la transformer pour créer de l’espoir. Désormais, cette colère scotche les gens vers le bas»

Le député communiste André Chassaigne

«Longtemps, le pouvoir politique à Paris irriguait le territoire. Maintenant, on draine ses richesses vers les villes», se désole André Chassaigne, député communiste du territoire. Dans sa permanence parlementaire à Thiers, celui que ces administrés prénomment «Dédé» pour sa facilité d’accès raconte la déconnexion béante entre le citoyen et le monde politique. Comme élu, il pourfend «les candidats coupés de la ruralité, qui posent sur ce monde des villages un regard condescendant plein de mépris rentré». Et s’inquiète de la montée d’un désespoir inédit pour lui en quarante ans de vie politique. «La colère a certes toujours existé dans nos villages. Mais avant, on savait l’accompagner pour créer de l’espoir, au travers d’organisations politiques comme le Parti communiste, ou religieuses comme la JAC (mouvement agricole très populaire après-guerre qui a permis l’émergence de leaders politique), qui travaillaient les consciences. Aujour­d’hui, la colère scotche les gens vers le bas.»

Le spectre d’un score massif du Front national n’a jamais été aussi menaçant, dans un territoire pourtant historiquement peu sensible aux idées d’extrême droite.

L’imagination au pouvoir

André Chassaigne refuse pourtant tout fatalisme. «A défaut de Grand Soir, on essaie de grignoter des Petits Matins», plaisante-t-il. Car le futur de ce monde rural qui craque peut aussi s’imaginer au prisme des centaines de petites initiatives qui irriguent le territoire. Ici, des maisons médicales ont été mises sur pied, là des regroupements de services, là encore, un espace de coworking a été ouvert dans une ancienne banque. Les rivalités gauche-droite n’ont plus grand sens quand il s’agit de se battre pour attirer un médecin. Pour les défenseurs de la ruralité, les campagnes pourraient servir de laboratoire pour réinventer une politique de proximité, comme en réponse à la déconnexion politique existante. «Nos milieux ruraux ne sont absolument pas sclérosés, il y a des associations, une vie culturelle riche, des entreprises dynamiques qui exportent, de l’imagination à foison», poursuit André Chassaigne.

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L’économie locale comporte quelques pépites. Autrefois berceau de l’industrie papetière, Ambert héberge une dizaine d’entreprises familiales de l’industrie de la tresse et des câbles. «Ici, nous bénéficions d’une qualité de vie extraordinaire. L’immobilier n’est pas cher, l’environnement est magnifique. Nous avons beaucoup plus de mal à trouver les salariés qu’à les garder», expliquait dans un journal économique le CEO du groupe ambertois Omerin, leader mondial du secteur. Plus surprenant, Ambert exporte aussi ses chapelets dans le monde entier.

 L’histoire des Scieries du Forez, sises à l’entrée du village de Vollore-Montagne, est un bel exemple de cette vivacité économique. Cette entreprise familiale a été créée il y a plus d’un siècle: elle s’est développée dans le négoce des grumes à destination des chantiers navals de Saint-Nazaire. A l’époque la turbine hydraulique alimentait en électricité tout le village. Aujourd’hui, une vingtaine de personnes – abatteurs, débardeurs, transporteurs – travaillent aux scieries: la taxe professionnelle profite aux 300 habitants. La gérante Michelle Foulhoux défend ce double héritage: les pieds ancrés dans le territoire, la tête tournée vers le futur. «Il est très important de travailler avec des gens du pays et de continuer la modernisation pour améliorer les conditions de travail.» Pour faire face à la concurrence des bois venus de Suède ou de Chine, la scierie s’est dotée d’une impressionnante chaîne de production robotisée avec un investissement de 2 millions d’euros.

Aujourd’hui, la société exporte à l’étranger, à la grande fierté de la propriétaire. Ses deux filles et son fils vont bientôt reprendre le flambeau, la quatrième génération.

Les villages du futur

Car tout l’enjeu pour donner un avenir à ce monde rural est là: la jeunesse. Comment endiguer l’exode des forces vives, et irriguer la terre de sang et d’idées neufs? C’est à Clermont-Ferrand que Le Temps a rencontré Benoît Pascal. Ce jeune homme de 26 ans a créé sa start-up Sezam durant ses deux années chez ses parents à Ambert. Son produit: un bracelet connecté qui sert de moyen de paiement dans les festivals ou les manifestations. L’idée lui est venue de son expérience à aider son père pour monter les podiums pour les festivals locaux.

On parle souvent des smart cities, pourquoi ne pas développer des smart villages connectés?

Benoît Pascal, jeune entrepreneur numérique

Après avoir tapé dans l’œil de Xavier Niel et Marc Simoncini, le fondateur de Meetic, sa start-up s’est installée à Clermont-Ferrand et à les yeux tournés vers les Etats-Unis ou la Suisse, où réside l’un de ses associés genevois. «Mais je garderai toujours un ancrage à Ambert», prévient Benoît. Le jeune est passionné, autant par le développement de son projet que par sa terre d’adoption: «Si un jour l’entreprise se développe comme je le souhaite, pourquoi ne pas imaginer installer notre service R&D à la campagne?» Le startuper est sans doute le meilleur ambassadeur de son territoire: «On parle souvent des smart cities, pourquoi ne pas développer des smart villages connectés?» Et le jeune entrepreneur de dérouler son pitch autour de l’idée d’un bracelet connecté permettant aux touristes venus les hauts plateaux de profiter de toutes les richesses du territoire. Et dégustation de fourme d’Ambert comprise. 


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