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Rire et mourir à Bagdad

Peut-on encore faire de l'humour en Mésopotamie? Autrefois menacés par la police de Saddam Hussein, ceux qui osent encore la satire et l'humour sont désormais la cible des groupes religieux et des différentes milices.

«Attention! Rumsfeld (l'ex-secrétaire à la Défense de l'administration Bush) vient d'annoncer le départ des troupes américaines d'Irak, à partir du 1-1...» Le visage se tord, le comédien reprend. «Euh, pardon... Les Américains partent bien, mais 1 par 1. On a fait le calcul, ils seront tous chez eux d'ici... un peu moins de six cents ans...»

Peut-on encore faire de l'humour en Irak? Al-Sharqiya(L'Orient), l'une des multiples chaînes de télévision par satellite créées depuis l'invasion anglo-américaine d'avril 2003, s'y emploie chaque soir avec un certain succès. «Caricatures», son show de quarante-cinq minutes de «vraies-fausses informations» quotidiennes, s'efforce de tourner en dérision les nouvelles du jour. En trois ans d'existence, l'émission est devenue l'une des plus populaires du paysage audiovisuel irakien.

Corruption, voracité des partis, gouvernement «fantôme», ministres plus souvent à l'étranger que dans leurs bureaux de la zone verte ultra-fortifiée à Bagdad, multiplication des polices, brutalités, ignorances et bourdes américaines sont les sujets favoris de l'émission. «On ne touche pas à la religion, on ne nomme jamais les politiciens sur lesquels on tire et l'on n'identifie pas les milices ou les groupes de guérilla auxquels on s'en prend», confiait récemment à un confrère irakien Walid Hassan Djahaz, la vedette du show. Cette prudence de loup ne l'aura pas sauvé.

Le lundi 20 novembre, ce comédien chiite de 47 ans, père de cinq enfants, a été assassiné par une bande de miliciens armés qui l'attendaient près de chez lui, à Bagdad. Quatre balles dans la poitrine. Les trois compères qui jouaient avec lui sont partis le lendemain vers la Syrie. «Pour se reposer», explique un journaliste de la chaîne. Il n'est pas certain que «Caricatures» puisse reprendre.

Ainsi va la vie, chaotique et meurtrière, depuis près de quatre ans en Irak. Le plus souvent terrés chez eux à cause de l'insécurité croissante, du couvre-feu quotidien à 20 heures et du chômage endémique, les Irakiens se sont mués en véritables téléphages. Théoriquement, sous la dictature, ils n'avaient accès qu'à quatre chaînes publiques, mais les plus prospères prenaient le risque de dissimuler des paraboles pour regarder illégalement les chaînes satellitaires, et payaient la police quand elle s'en rendait compte. Les toits de Bagdad et des autres villes se sont couverts de paraboles.

Mais, dans l'Irak d'aujourd'hui, l'humour est une pratique plus périlleuse encore que sous l'ancien régime. «Sous Saddam, dit Jassem Charaf, comédien réputé, on ne pouvait pas mentionner le nom de Dieu, du raïs, de ses proches ou de ses ministres. Mais on était à peu près tolérés.» Aujourd'hui, un écart de langage vous envoie plus sûrement à la morgue que sur la paille d'un cachot.

Il y a quelques semaines, Saad Bazzaz, le propriétaire de la chaîne Al-Sharqiya, homme d'affaires sunnite et ancien baassiste repenti aujourd'hui réfugié à Londres, a interdit la diffusion d'une satire assez drôle autour du procès de Saddam Hussein. «Sachant que trois avocats de l'ancien tyran ont été assassinés, que trois de nos journalistes ont également été tués cette année, cela montre que plus personne, aujourd'hui, n'est à l'abri de représailles», confie l'un de ses proches à Bagdad.

Ecrit par Taleb al-Soudani, un chiite laïque de 40 ans qui a créé le concept d'une autre émission hebdomadaire très regardée intitulée «Dépêche-toi, il est mort!», le sujet était destiné à ce nouveau show très caustique qui a démarré sur Al-Sharqiyadébut octobre. Le procès du siècle a laissé place à un autre sujet sur les risques très sérieux de partition ethnico-confessionnelle qui menacent le pays. Saaed Khalifa, star du comique local qui utilise toutes sortes de grimages (il se déguise en femme, en boxeur, en plongeur, etc.), annonce ainsi d'une voix docte la tenue à Bagdad d'une grande conférence de «la ligue des Républiques libres d'Irak». Les gouvernements de Waziriya et de Kasra (deux quartiers adjacents, l'un sunnite, l'autre chiite, de Bagdad) ont entamé des négociations de paix», dit très sérieusement le comédien. «Par contre, il y a toujours des problèmes entre les républiques de Karrada-in et Karrada-out» - un seul et même quartier central de Bagdad d'où les résidents sunnites s'enfuient beaucoup en ces temps de nettoyage ethnique à la mitrailleuse.

«Autre question ultra-sensible sur la table de la conférence de la ligue, l'insupportable embargo qui se poursuit contre la république de Bab el-Sharji», quartier bagdadi très couru pour ses boutiques d'électronique grand public à bas prix.

Déjà célèbre sous Saddam, Saaed Khalifa, petit homme rondouillard et costaud, rêve tout haut de se métamorphoser en chat de gouttière. «Mais pourquoi donc?» demande un compère. «T'as déjà vu quelqu'un demander à un chat s'il est kurde ou arabe, chiite ou sunnite, toi?» Dans un autre numéro de «Dépêche-toi, il est mort!», Khalifa, vêtu comme un prince, annonce: «Nous sommes en 2017, je suis le dernier Irakien vivant. A moi toutes les femmes, les belles voitures et la richesse. A moi les manettes de l'électricité nationale: désormais, je décide seul de l'heure à laquelle on coupe!»

Les Bagdadis, qui ne reçoivent en moyenne que trois à cinq heures d'électricité par jour selon les quartiers - et surtout selon l'appartenance sociale ou confessionnelle majoritaire de leurs habitants -, apprécient cet humour noir. L'auteur, qui a inventé le concept de l'émission et a vendu tous ses droits à la chaîne pour 2500 euros, affirme n'avoir «plus d'espoir pour l'Irak». Il pense que les ministres qui se suivent sont incompétents et occupés à se remplir les poches. Il pense aussi que l'expérience démocratique promise par les Américains est mort-née. Comme tous les humoristes, Taleb al-Soudani est un vrai désespéré.