Le Traité de l’ONU sur l’interdiction des armes nucléaires (TIAN), adopté en 2017 à New York par 122 Etats, signé par 86 et ratifié par 51 Etats, entre en vigueur ce vendredi 22 janvier. Le CICR a d’emblée réagi, parlant de «victoire pour l’humanité». Son directeur général, Robert Mardini, explique pourquoi, aux yeux de l’organisation humanitaire genevoise, ce traité est une étape importante.

Le Temps: Quelle importance accordez-vous à l’entrée en vigueur de ce traité?

Robert Mardini: C’est un moment historique d’une importance capitale. Le CICR et le Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge peuvent célébrer aujourd’hui ce qui constitue une étape majeure dans la perspective d’atteindre un jour l’objectif d’un monde sans armes nucléaires. C’est le résultat d’énormes efforts de persuasion consentis dès 1945 après que le CICR et la Croix-Rouge japonaise ont pu observer de leurs propres yeux l’impact dévastateur de l’attaque nucléaire sur les personnes, les communautés et les infrastructures.

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Votre délégué Marcel Junod était arrivé à Hiroshima peu après le bombardement. Il a vu de ses yeux la dévastation. Avec le recul des années, quel fut son rôle?

Sa présence sur place fut essentielle. Rien n’est plus parlant que les propos de quelqu’un qui a vu de ses propres yeux l’horreur sur le terrain. Avec d’autres, Marcel Junod a ainsi contribué à faire pivoter la discussion de considérations purement politiques et militaires vers un débat axé exclusivement sur les conséquences humanitaires d’une bombe atomique. C’est ce qui a aidé des générations de délégués du CICR, des diplomates, à faire un travail de persuasion et a favorisé les négociations pour l’avènement du Traité sur l’interdiction.

L’arme nucléaire n’est-elle pas l’ennemi public numéro un pour les défenseurs du droit international humanitaire?

Si, c’est une arme qui par définition frappe sans discriminer, un fait qui est en porte-à-faux total avec les principes édictés dans les Conventions de Genève et le droit international humanitaire. Aujourd’hui, l’humanité ne peut pas subir une guerre nucléaire. Aucun pays ne peut gérer les conséquences dramatiques d’une attaque atomique. La seule perspective raisonnable et durable pour la planète est d’éliminer ces armes. Il n’y a pas d’alternative. Cela va prendre du temps, car l’entrée en vigueur du TIAN n’est pas une fin en soi. C’est le début d’un processus qui pourrait voir davantage d’Etats adhérer au traité. Un effet boule de neige n’est pas exclu. Il y a aujourd’hui plus de 13 000 têtes nucléaires sur la planète dont la plupart sont beaucoup plus puissantes que les bombes d’Hiroshima et de Nagasaki. De plus, plusieurs milliers d’entre elles sont en état d’alerte avancée. Il suffit de quelques minutes pour les activer. Dans un monde aussi tourmenté, c’est inquiétant. Les puissances nucléaires inscrivent dans leur doctrine militaire l’usage de l’arme atomique. Le risque d’erreurs humaines et de cyberattaques est important. Il y a déjà eu toute une série d’accidents nucléaires évités de justesse. On a eu beaucoup de chance, mais la chance ne sera peut-être pas toujours de notre côté.

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Depuis 2017, le président du CICR, Peter Maurer, appelle la Suisse à adopter le TIAN. Or le Conseil fédéral tergiverse et n’ose pas faire le pas bien que le parlement l’exhorte à le faire. Mais à Berne, certains estiment que le TIAN va affaiblir le Traité sur la non-prolifération nucléaire (TNP)…

La Suisse est le premier pays qui a vraiment soutenu le CICR dans ses efforts de faire pivoter le débat nucléaire sur les enjeux humanitaires. Elle a, par conséquent, joué un rôle très positif sur le chemin qui a mené aux négociations. Nous ne pouvons que l’encourager à signer et ratifier le TIAN sans tarder. Ce traité ne va d’ailleurs absolument pas affaiblir le TNP. Au contraire. C’est une mesure concrète qui va aider à la mise en œuvre du TNP et de son article 6 qui appelle au désarmement nucléaire. Les deux instruments sont très complémentaires.

Pour l’heure, 122 Etats ont adopté le TIAN, 86 l’ont signé et 51 l’ont ratifié. Le Traité sur l’interdiction a-t-il des chances de créer de nouvelles normes?

Même si tout ne va pas changer du jour au lendemain, je suis optimiste. Un traité comme le TIAN, ancré dans le droit international, qui précise que les armes nucléaires sont illégales, va contribuer à changer la perception que les Etats ont d’elles. On le voit par exemple avec l’Afrique du Sud qui était bien avancée dans son programme d’armes atomiques et qui a décidé de tout arrêter et d’adhérer au traité. De plus, dans le secteur privé, nombre d’institutions financières et de banques décident d’arrêter d’investir dans des produits qui servent à la fabrication de l’arme atomique. Cela aura un vrai impact à moyen et long terme. C’est important. Nous avions mené une étude auprès de millennials vivant dans des pays dotés de l’arme nucléaire. Plus de la moitié d’entre eux pensent qu’une attaque nucléaire dans les dix ans à venir est probable, et 64% estiment qu’il faut vraiment détruire ces armes.

Les puissances nucléaires vont-elles changer de comportement?

Nous avons un dialogue permanent avec elles pour essayer de les convaincre de prendre de toute urgence des mesures provisoires pour réduire le risque qu’une arme nucléaire soit déclenchée. Nous les invitons à notamment abaisser le seuil d’alerte opérationnelle ou à diminuer le rôle de l’arsenal nucléaire dans leurs politiques de sécurité et leurs doctrines militaires, et dans un deuxième temps à signer et à ratifier le traité.