Dick Gentry a donné rendez-vous devant la statue du soldat confédéré. La chaleur matinale, humide, est déjà presque assommante. A l’est du Grove, un grand square arborisé au cœur du campus de l’Université Ole Miss, à ­Oxford, il se souvient des tragiques événements de l’automne 1962 comme si c’était hier. Il était un étudiant blanc. Aujourd’hui âgé de 77 ans, s’aidant d’une canne, il raconte avec émotion la nuit du 30 septembre au 1er octobre. Dans un Etat du Mississippi en proie à un racisme virulent, l’arrivée au campus universitaire, le 1er octobre 1962, du premier étudiant noir, James Meredith, 29 ans, provoque quinze heures de violentes émeutes. Le gouverneur ségrégationniste de l’Etat, Ross Barnett, jette de l’huile sur le feu, déclarant à la presse: «Nous n’abdiquerons jamais», faisant ­référence à l’ordre de la Cour suprême des Etats-Unis d’intégrer le jeune Afro-Américain après une épique bataille juridique. Les émeutiers s’arment de briques, de pierres, de bouteilles. Ils blessent des centaines d’agents des forces de l’ordre. Dick Gentry se rappelle encore l’odeur des gaz lacrymo­gènes, les coups de semonce et la confrontation entre quelque 5000 soldats envoyés par le président John F. Kennedy et 2000 étudiants blancs remontés contre la décision d’intégrer un «negro» dans l’alma mater. Dick Gentry fut lui-même la cible d’un projectile. Les heurts causeront la mort de trois personnes, dont le correspondant de l’Agence France-Presse à New York Paul Guihard, abattu, selon un rapport du FBI, par une arme à feu à moins d’un mètre de distance. Or, même si la presse ne semblait pas être la bienvenue, Dick Gentry pense que le journaliste franco-britannique a été victime d’une balle perdue.

L’affaire Meredith fut une étape majeure dans la lutte pour les droits civiques aux Etats-Unis. Vivant de la culture du coton et ­surtout du travail des esclaves, le Mississippi fut longtemps un Etat prospère. La guerre de Sécession et la fin de l’esclavage le firent plonger dans l’indigence. Mais, comme d’autres Etats du Sud, il remplaça l’esclavage par les lois Jim Crow, qui perpétuèrent de fait la ségrégation raciale dans les lieux publics jusqu’en 1964.

L’apparence d’un vieux sage à la barbe blanche, Curtis Wilkie, professeur à la faculté de journalisme de l’Université Ole Miss, a couvert les événements pour un journal local avant de travailler des années durant pour le Boston Globe. En 1962, relève-t-il, l’Université du Mississippi était une ­société fermée. Cinq décennies plus tard, la question raciale est moins centrale, même si le passé ressurgit de façon impromptue de temps à autre. L’an dernier, des jeunes étudiants blancs de Géorgie ont suscité l’émoi sur le campus en entourant la statue de James Meredith de drapeaux confédérés. En 2008, quand Barack Obama fut le premier Noir élu à la présidence des Etats-Unis, des esclandres sur place avaient fait les grands titres des médias nationaux. «Ce sont les péchés de nos pères, explique Curtis Wilkie, et il faudra au moins une génération pour surmonter le déficit d’image dont souffre l’université.» Même s’il admet que le problème du ­racisme persiste, le Mississippi est «méconnaissable» comparé au ­début des années 1960. «Je ne serais pas professeur ici si rien n’avait changé», précise-t-il. Avant d’ajouter: «J’ai personnellement vu un racisme plus brut à Boston que dans le Mississippi. Le racisme n’est pas un phénomène limité au Sud. C’est un problème national.»

L’université elle-même a pris les devants. Recteur de 1995 à 2009, Robert Khayat engagea même Burson-Marsteller, agence spécialisée dans les relations publiques, pour redorer l’image de l’alma mater. Il remplaça la ­mascotte de l’équipe de football américain d’Ole Miss, qui se référait au Colonel Rebel, une figure évoquant le propriétaire d’une plantation. Elle représente au­jour­d’hui un ours noir. Le recteur poussa à se débarrasser du drapeau confédéré. Il reçut plusieurs milliers de lettres de protestation l’accusant de brader l’histoire et l’héritage de l’institution. Il fut même menacé de mort. L’université s’est aussi engagée, depuis plusieurs années, à recruter davantage d’étudiants afro-américains, qui représentent aujour­d’hui 18% du total, alors que la minorité noire constitue 37% de la population de l’Etat. Des professeurs noirs de haut vol ont enrichi les rangs des facultés, notamment le Département d’études afro-américaines. Sur le campus d’Ole Miss, étudiants blancs et noirs semblent cohabiter sans difficultés, même si c’est parfois dans l’indifférence. Le combat contre l’impunité a aussi fait son chemin. Dans l’Etat du Mississippi, plusieurs cas d’assassinats d’activistes des droits civiques des années 1960 ont fait l’objet, plus tard, de procès retentissants où les coupables ont été envoyés en prison. Le recteur d’Ole Miss, Robert Khayat, fut récompensé de ses efforts de façon inattendue en 2008, quand son université organisa le premier débat présidentiel entre le républicain John McCain et celui qui allait devenir le premier président noir des Etats-Unis, Barack Obama.

Sur la terrasse du restaurant Old Venice, sur le Square, la place centrale d’Oxford, un groupe d’étudiants arrosent la fin de l’année académique. Ils viennent du Tennessee, de Caroline du Sud, de Géorgie ou du Wisconsin. L’un d’eux brandit une casquette avec l’inscription «Reagan-Bush 1984». «Vous savez à quoi vous en tenir», ironise-t-il, laissant entendre qu’il n’a pas d’atomes crochus avec ­l’actuel président Barack Obama. Un autre le reconnaît: «Les droits civiques ne sont pas notre première préoccupation. C’était il y a cinquante ans. Le racisme, c’est du passé. Aujourd’hui, les tensions sont d’ordre culturel ou socio-économique.» L’un d’eux ressort une citation de l’acteur afro-américain Morgan Freeman: «Si vous voulez mettre fin au racisme, cessez d’en parler.» L’étudiant suggère même d’enlever la statue de James Meredith.

C’est paradoxalement dans l’arène politique que les progrès accomplis en matière raciale sont les plus visibles. Hormis les postes de gouverneurs, le Mississippi recense le plus d’élus noirs dans les administrations municipales ainsi qu’à la Chambre des représentants de l’Etat. Un exemple récent est éloquent. A la fin de juin, les primaires républicaines organisées dans l’optique des élections de mi-mandat de novembre pour le Congrès ont donné lieu à un coup de théâtre. En difficulté face à son rival populiste du Tea Party Chris McDaniel, le sénateur conservateur Thad Cochran, un Blanc qui siège à Washington depuis 1978, a retourné la situation à son avantage en recourant au vote des… Afro-Américains, pourtant très démocrates. Il a brandi un argument qui a fait mouche: il allait continuer à se battre pour obtenir des financements fédéraux pour l’aide sociale, sur laquelle les Noirs comptent davantage. Le vaincu de la primaire (ouverte aux non-républicains), Chris McDaniel, conteste encore le résultat, accusant implicitement les électeurs noirs d’avoir violé la loi. «Cet épisode est un tournant. Il montre que la force électorale des Afro-Américains compte et que Blancs et Noirs ­entretiennent manifestement des relations entre eux», estime Susan Glisson, directrice du William Winter Institute for Racial Reconciliation, symboliquement installé dans le Vardaman Hall, un nom faisant référence à James ­Vardaman, l’un des politiques les plus racistes dans l’histoire du ­Mississippi.

Le tableau paraît presque idéal, mais l’histoire reste un lourd fardeau. Dans le delta du Mississippi, à l’ouest de l’Etat, là où vit le jour le blues comme une complainte pour surmonter sa condition d’esclave, «la colère au sein de la po­pulation noire reste profonde, au point que la discrimination y est parfois à rebours. Ce n’est pas évident, même si c’est peut-être justifié», analyse Neil White, directeur d’une maison d’édition à Oxford. Le delta, zone qui fut très agricole, est la région de l’Etat la plus déshéritée et qui dépend le plus de l’aide sociale. Les écoles publiques y sont fréquentées à 95% par des Afro-Américains.

Auteur d’un futur livre intitulé Murder in Mississippi sur l’assas­sinat non élucidé du journaliste Paul Guihard, Kathleen Woodruff Wickham est une Yankee qui a émigré au Sud voici plusieurs ­décennies. Professeure à Ole Miss, elle a participé, fin juin à Jackson, à une grande conférence pour commémorer le cinquantième anniversaire de Freedom Summer. Un projet majeur lancé en 1964 par lequel des jeunes volontaires, Blancs pour la plupart, venus surtout du nord-est des Etats-Unis, s’activaient à enregistrer la population noire pour aller voter. «Les jeunes qui y ont participé sont retournés chez eux transformés, souligne Kathleen Woodruff Wickham. Ils ont été des vecteurs du mouvement d’opposition à la guerre du Vietnam, du mouvement féministe et en faveur d’une justice sociale.» L’auteure en est convaincue: ces batailles ont non seulement permis d’élire le premier président noir des Etats-Unis mais elles ont également créé les conditions pour élargir les droits civiques. «Regardez à quelle vitesse les droits des homosexuels ont été acceptés par une majorité de la société américaine. Cela n’aurait jamais été possible sans toute l’histoire des droits civiques.»

Afro-Américain présent à la conférence de Jackson, Roy DeBerry, 67 ans, fut au cœur de la bataille des droits civiques. Pour lui, le combat a désormais changé de nature. «Avant, l’ennemi était clairement identifiable. Maintenant, dans un monde globalisé, où les relations interraciales sont beaucoup plus nombreuses, c’est plus difficile de savoir comment agir. La discrimination est désormais surtout d’ordre économique.» Professeure à Georgetown, Sheryll Cashin ne dit pas le contraire. La précarité touche les Blancs comme les Noirs et les Hispaniques. Une approche multiraciale s’impose. L’universitaire rappelle qu’en août 1963, lors de la marche sur Washington, un quart des 250 000 manifestants était Blancs.

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