L'agonie de Raïssa Gorbatcheva s'associera dans la mémoire des Russes avec la souffrance tout intérieure de son illustre mari. Depuis le 26 juillet, quand la femme du dernier secrétaire général du Parti communiste d'URSS et dernier président de l'empire soviétique est entrée à l'hôpital pour être soignée d'une leucémie aiguë, toutes les télévisons russes ont attentivement suivi les allées et venues de Mikhaïl Sergueievitch. Le courage tranquille avec lequel ce dernier a accompagné sa femme sur son dernier chemin a suscité l'admiration de tous, qui s'est exprimée en nombreux télégrammes et messages de soutien. Quel changement!

Le mépris avec lequel les Russes parlaient jusqu'à récemment de Mikhaïl Gorbatchev et de sa femme avait toujours étonné les étrangers en visite dans la nouvelle Russie: leur équipe n'avait-elle pas ouvert la prison des peuples, fermé définitivement le goulag, mis fin à la guerre froide et préparé l'avènement de l'économie de marché et de la démocratie? Oui, bien sûr. Mais pour la majorité des Russes, le secrétaire général n'avait jamais été autre chose qu'un bavard et sa femme, Raïssa, une intrigante. Or, l'opinion a, depuis, tourné. Un mouvement devenu évident lorsque, pénétrant dans la salle où avait lieu la première du Barbier de Sibérie (le récent film de Nikita Mikhalkov), Mikhaïl Gorbatchev s'est fait applaudir à tout rompre par l'assistance, composée de la crème de la nouvelle bourgeoisie russe.

Mikhaïl Sergueievitch Gorbatchev et Raïssa Maximovna Titorenko se sont rencontrés à l'Université de Moscou au début des années 50. Il étudie le droit, elle la philosophie. «Nos relations et nos sentiments, dès l'origine, nous ont paru une part naturelle, inséparable de notre destin, raconte Raïssa dans un livre-entretien paru en 1991. Nous avons compris que notre vie était impensable l'un sans l'autre.» Le couple sera en effet inséparable et Raïssa suivra fidèlement son mari pendant qu'il gravit un à un les échelons du parti. D'abord dans la région de Stavropol où il devient rapidement premier secrétaire régional, puis à Moscou, où il est élu secrétaire du Comité central du PCUS en 1978. Mais Raïssa Gorbatcheva ne reste pas inactive. Elle poursuit sa carrière académique en défendant en 1967 une thèse de sociologie sur les paysans de Stavropol et veillera à ce que son mari ne manque aucun événement culturel de sa région.

Enfin, quand Mikhaïl Gorbatchev est consacré secrétaire général du PCUS, les Russes ont la surprise de voir Raïssa constamment à ses côtés. Plus: elle est toujours élégante. C'est la première et la dernière «First Lady» que l'URSS ait jamais eue. Jusqu'alors, les femmes des dirigeants soviétiques n'apparaissaient pratiquement jamais sur la scène publique. Comme l'Union soviétique ne défend la cause des femmes que pour mieux camoufler la profonde misogynie de sa population, cette révolution est mal prise par la majorité des Russes. Les plaisanteries acides fusent alors de toutes parts. «Avoue-le Micha: en m'épousant, tu ne pensais pas partager un jour le lit de la femme du numéro un soviétique», raconte l'une de ces «anekdoti» politiques dont les Russes sont si friands.

Mais il y a sans doute un fond de vérité dans ces histoires drôles. Raïssa Gorbatcheva passe en effet pour l'idéologue de la «glasnost» et de la «perestroïka», les deux piliers des réformes lancées par son mari pour tenter de sauver l'URSS moribonde. Mikhaïl Gorbatchev admit d'ailleurs lui-même lors d'une interview sur la chaîne de télévision américaine NBC qu'il parlait de «tout» avec sa femme. Sous-entendu: y compris de politique. Un aveu soigneusement censuré dans les reprises télévisées à Moscou.

Mais vouloir réduire ce couple à une simple association d'ambitieux serait erroné. Cela a été particulièrement visible lors de son premier voyage privé en Suisse après l'effondrement de l'URSS. Raïssa se remettait alors péniblement de la crise d'apoplexie qui l'avait frappée pendant le coup d'Etat d'août 1991 et, pendant tout le séjour, Mikhaïl Gorbatchev s'est montré en mari empressé et attentif, soucieux de protéger sa femme contre la meute trop curieuse des journalistes. L'ancien numéro un soviétique a accompagné sa femme sur son dernier chemin, à l'hôpital de Münster, avec la même fidélité inébranlable. Alors que le régime de son vieil ennemi Boris Eltsine se trouve en pleine décomposition, la dignité et le courage dont il a fait preuve au cours de ces dernières semaines ont offert un contraste tout à fait saisissant. Tous les Russes s'y sont montrés sensibles.