Discrimination
Depuis juin, la propagande homosexuelle est prohibée. Les agressions se multiplient. Un contraste radical avec la libéralisation des mariages gays dans certains pays d’Europe

«J’ai peur qu’un excité m’agresse dans la rue. Ils n’hésitent pas à frapper les femmes», avoue Yana Mandrykina, une homosexuelle de Moscou au regard assuré. Yana est «sortie du placard» avec 30 autres personnes en mars dernier lorsque sa photographie est parue dans un hebdomadaire prisé. «C’était un acte de révolte contre la campagne homophobe qui secoue le pays», explique cette femme d’affaires de 35 ans.
Ces derniers mois, une série de meurtres atroces d’homosexuels a défrayé la chronique en Russie, tandis que la violence verbale se déchaînait. Les imprécations fusent de tous les côtés. Mi-juillet, le patriarche orthodoxe Kirill a assimilé la légalisation du mariage gay en Europe à «un symptôme alarmant de l’approche de l’apocalypse». «Nous devons tout mettre en œuvre pour empêcher qu’en Sainte Russie, le péché soit approuvé par une loi», a-t-il poursuivi. Même l’écrivain en vogue Zakhar Prilepine, opposant à Poutine et proche de l’extrême gauche, affirme que «la tolérance envers l’homosexualité n’est pas le signe d’un accroissement des libertés. C’est le signe du dépérissement de l’Etat et de l’esprit national.» Dans le quotidien Izvestia, l’économiste de gauche Mikhaïl Deliaguine dénonçait pour sa part en mai un complot global homosexuel servant «d’instrument du remplacement d’une élite traditionnelle par une nouvelle».
Les langues se délient d’autant plus facilement que le «prosélytisme» homosexuel est dorénavant criminalisé par une loi promulguée en juin dernier par le président Vladimir Poutine. Vaguement définie, la «propagande homosexuelle» est punie d’amendes allant de quelques milliers à 1 million de roubles. L’Etat justifie ces mesures par la protection de l’enfance. Le mois passé, une autre loi a été votée, interdisant l’adoption par des couples homosexuels russes et étrangers.
«Les premières victimes de ces lois sont les jeunes homosexuels de province, qui n’ont plus accès à aucune information. Les associations d’entraide ne peuvent plus soutenir ceux qui sont en détresse», explique Sergueï Khazov, un journaliste gay de 33 ans. «Dire à un jeune gay que l’homosexualité est normale est désormais hors la loi.» En couple depuis huit ans avec un Français, Sergueï, qui a vécu plusieurs années en France, dispose d’un point de comparaison: «Notre gouvernement revient en arrière. Je ne me sens pas du tout à l’aise quand j’entends parler nos députés. C’est le parlement qui diffuse l’homophobie.»
Pour Alexander Verkhovsky, directeur du centre Sova, un observatoire des discriminations, «le gouvernement avait besoin d’une minorité sans défense. L’homosexualité est mal perçue par la population, ce qui en a fait la cible idéale. Ce bouc émissaire permet aussi de dénoncer l’influence prétendument négative de l’Occident et de justifier le refuge dans les valeurs les plus conservatrices et patriarcales.» Pour l’expert, l’initiative de la vague homophobe «ne revient pas à l’Eglise, mais au parti [au pouvoir] Russie unie, qui a besoin d’un thème porteur pour remonter dans les sondages: la défense de la morale pour tenter de faire oublier les nombreuses affaires de corruption.»
Ces manœuvres politiciennes auraient déjà eu pour conséquence de pousser des homophobes radicaux à l’action, comme en témoigne, selon lui, une augmentation des agressions. Et les lois font mouche dans l’opinion publique. Les sondages indiquent invariablement qu’une large majorité de Russes perçoivent de manière négative les homosexuels, tout en admettant ne pas en connaître un seul.
Car, en Russie, s’afficher publiquement gay relève d’une démarche téméraire: «J’avais très peur de révéler mon orientation, avoue Yana Mandrykina. J’ai attendu 35 ans pour franchir cette étape. Jusque-là, mes parents ne savaient pas. Pour mon père, qui est pilote de chasse dans l’armée, c’était tabou. Mais, si je n’avais pas fait mon coming out, je ne pourrais plus me regarder dans une glace aujourd’hui.» Yana estime que seule une moitié de ses amis homosexuels se sont révélés à leurs parents.
L’homosexualité prêtée à de nombreuse vedette n’est quant à elle tolérée qu’à condition qu’elle ne soit pas verbalisée. Anton Krasovsky a enfreint la règle en déclarant sur le plateau télévisé d’une petite chaîne câblée: «Oui, je suis gay, […] je suis un être humain, […] je suis comme Vladimir Poutine et Dmitri Medvedev.» Il a été immédiatement limogé.
«Il faut parfois cacher son orientation à son entourage et jouer un personnage, poursuit Yana. Pour certains, cela va jusqu’au faux mariage.» Mais cette jeune femme forte de caractère estime, elle, avoir réussi dans sa vie professionnelle et sociale: «Mon homosexualité ne m’a en aucune manière empêché de me réaliser. Ni moi, ni mes amis.»
Elle est originaire de Tver, une petite ville à 200 km au nord de Moscou. «Evidemment, il est plus facile de vivre librement dans une grande ville qu’en province, où tout le monde se connaît.» D’après elle, une large communauté homosexuelle existe dans la capitale, avec ses loisirs et ses endroits de rencontre. La vie communautaire serait encore plus animée à Saint-Pétersbourg, dit-elle.
Mais Dmitri, physique d’éphèbe, a sa devise: «Vivons bien, vivons cachés!» Seuls sa mère et ses amis intimes sont au courant de son homosexualité. Peu intéressé par l’activisme, il ne se préoccupe pas des récentes lois. «Cela ne changera rien pour moi. Je suis contre la gay parade, cela ne fait que dresser davantage la population contre nous.» Il se rend souvent à l’étranger: «Mon mode de vie ne diffère pas de celui des homos français ou britanniques. Là-bas aussi, il faut parfois faire attention, éviter certains quartiers. L’homophobie existe partout!»
«Défendre la morale pour tenter de faire oublier les nombreuses affaires de corruption»